(Québec) « Le constat qu’on fait, c’est que c’est un rapport qui a été tabletté comme les autres. »

Un an après le dépôt du rapport accablant signé du juge à la retraite Jacques Viens, qui a conclu après enquête que les autochtones étaient victimes de discrimination systémique dans les services publics québécois, le bilan que dresse la cheffe du Conseil de la Première Nation Abitibiwinni (Pikogan) est décevant.

« À part les excuses [du premier ministre Legault], est-ce que sur le terrain les choses ont changé ? Pas vraiment », explique Monik Kistabish. La communauté algonquine, tout près d’Amos, en Abitibi-Témiscamingue, a été aux premières loges du déploiement de la commission d’enquête dans la foulée des évènements de Val-d’Or, en 2016.

« Les gens ont mis leur espoir là-dedans en espérant que ça allait faire un changement. Ils pensaient faire une différence. Un an plus tard, on voit que c’est encore la même chose », poursuit la cheffe Monik Kistabish.

Femmes autochtones du Québec n’est pas plus enthousiaste : « Depuis un an, est-ce qu’on a avancé ? Je dirais qu’on est encore à la case départ », tranche la présidente Viviane Michel. Elle cite l’arrestation, en mai, d’une femme autochtone en détresse au square Cabot qui a impliqué 17 policiers. Le Bureau des enquêtes indépendantes a ouvert une enquête. « Il n’y en a pas, de changements », souffle-t-elle.

François Legault a présenté au Salon bleu ses excuses publiques « les plus sincères » aux nations autochtones dans les jours qui ont suivi le dépôt du rapport Viens, le 2 octobre dernier. Il s’agissait de « l’appel à l’action » en tête de liste des 142 recommandations faites par Jacques Viens.

Confier au Protecteur du citoyen le mandat de surveiller la mise en œuvre du rapport, modifier la Loi sur la protection de la jeunesse pour l’adapter aux réalités autochtones et des actions pour accroître la sécurité des femmes sont au nombre des chantiers que Québec aurait dû entreprendre depuis, estiment les chefs et organismes consultés.

Je pense qu’il y a eu beaucoup de paroles qui ont été dites, mais est-ce qu’il y a vraiment eu des résultats ? C’est la question que je me pose.

Constant Awashish, grand chef du Conseil de la Nation atikamekw

« Est-ce que les choses sur le terrain se sont améliorées ? Il me semble que non. »

La ministre responsable des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours, n’a pas la même lecture. « Tout ce qu’on a pu faire, nous, de notre côté, on l’a enclenché », plaide-t-elle. Elle rejette l’idée que le rapport Viens soit resté lettre morte.

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Sylvie D’Amours, ministre responsable des Affaires autochtones

« J’ai dit que le rapport Viens n’aurait pas le temps de prendre la poussière. Il n’ira pas sur une tablette. Et c’est ce que j’ai fait », assure-t-elle. La ministre estime qu’une cinquantaine « d’appels à l’action » ont été réalisés ou sont en voie de l’être.

Le secrétariat des Affaires autochtones a transmis à La Presse un document de travail faisant état de la « mise en œuvre » des recommandations du rapport Viens sur laquelle 51 « appels à l’action » énoncés dans le rapport sont cités tels quels. Il a été impossible de connaître leur état d’avancement.

Ils touchent le logement social, la formation continue des fonctionnaires, la disponibilité de documents traduits en langue autochtone et la négociation du financement des corps de police, entre autres.

« Leur mise en œuvre se fait par étapes, donc progressivement et en continu », a précisé Lauréanne Fontaine au bureau de Mme D’Amours. « Nous sommes fières de pouvoir dire qu’il y a 51 appels à l’action pour lesquels des actions directement liées ou en cohérence avec ceux-ci ont été menées ou sont déjà en place. Plusieurs annonces en lien avec le rapport Viens auront lieu prochainement », a-t-elle ajouté.

La ministre s’est vu confier, en mars dernier, un budget de 200 millions sur cinq ans pour la mise en œuvre des recommandations de la commission Viens et de celles de l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées au pays (ENFFADA). À ce jour, aucune somme n’a encore été dépensée.

« Il y a des choses simples à changer qui ne nécessitaient pas d’investissement », fait valoir Mme D’Amours.

Appels à l’action totalement réalisés

Appel à l’action 1 : Présenter des excuses publiques

Appel à l’action 2 : Adopter une motion pour la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones

Appel à l’action 56 : Former l’ensemble des agents de probation du Québec à la préparation des rapports présentenciels autochtones et sur l’approche culturelle « sécurisante » à adopter lors de la cueillette d’information.

Appel à l’action 130 : S’assurer que les familles et les personnes significatives qui ne sont pas représentées par une association et qui accueillent un enfant autochtone reçoivent une compensation financière équivalente aux ressources de type familial.

« Chamboulé » par la pandémie

Mme D’Amours, les chefs et les organismes autochtones ont tenu deux « grandes rencontres », le 17 octobre et le 27 janvier, pour convenir « d’un cadre de travail » pour la mise en œuvre des conclusions du rapport Viens, mais aussi celles de l’ENFFADA.

Malgré l’apparition de tensions entre Québec et l’APNQL, que ce soit en décembre, lors de l’annonce de la contestation judiciaire d’une loi fédérale sur les enfants autochtones (C-92), ou en janvier, lors de la crise ferroviaire, il avait été convenu que M. Legault participerait à une troisième réunion avec les chefs.

« Tout a été chamboulé par la pandémie », nuance la ministre Sylvie D’Amours. Les travaux du comité de travail chargé de classer en ordre de priorité les « appels à l’action » ont été mis sur pause. Le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), Ghislain Picard, admet que les nations « avaient les yeux ailleurs » pendant la crise sanitaire.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations et du Labrador

Hautement vulnérables, plusieurs communautés autochtones ont carrément fermé leurs frontières, imposé des couvre-feux ou n’ont pas rouvert leurs écoles au printemps dernier pour se protéger de la COVID-19.

« Les choses ont repris graduellement, poursuit le chef Picard. Je pense qu’un an plus tard, nous sommes restés dans cet élan-là, des excuses solennelles et [la façon de] se mettre à la tâche […] De notre côté également, disons qu’on a pris acte [du rapport], mais qu’il n’y a pas encore beaucoup de gestes de posés », reconnaît-il.

Six appels à l’action concernent directement les « autorités autochtones ».

Avec la pandémie au ralenti cet été, Mme D’Amours explique que l’invitation pour reprendre les activités a été lancée à tous les groupes impliqués. « Tout le monde a répondu oui sauf l’APNQL, qui est en réflexion. On attend toujours leur réponse pour redémarrer tout ça », relate-t-elle.

Plan d’action « autochtone »

« En principe, on n’en est plus là », répond Ghislain Picard lorsqu’on lui demande si l’APNQL réfléchit toujours à son retour. L’Assemblée a choisi de présenter son propre plan d’action en ciblant lui-même les mesures « réalisables à court terme » des rapports Viens, ENFFADA et Vérité et réconciliation (2015).

« Notre réaction sera le dépôt d’un plan qui sera le nôtre », explique M. Picard. Il s’agira d’un plan d’action qui se veut une réponse au groupe d’action pour lutter contre le racisme, créé par le gouvernement Legault, dans la foulée des manifestations provoquées en juin par la mort de Georges Floyd, un Afro-Américain.

La ministre D’Amours fait partie du comité coprésidé par Lionel Carmant et Nadine Girault. Ghislain Picard déplore l’absence de représentant autochtone et dit ne pas avoir « senti une réelle volonté d’inclusion » dans cette démarche.

« Je sais que ça mélange un peu les dossiers, mais ça vaut aussi pour les travaux de Viens. On n’a pas lâché le morceau pour Viens. Ce qu’on dit, c’est qu’on va aller chercher ce qu’on croit être réalisable et qu’ensuite, on va, tout le monde, se mettre au défi de se donner des actions précises pour enrayer le racisme et la discrimination. »

L’APNQL doit présenter le détail de son plan d’action à la fin de septembre.

Impasse sur un enjeu crucial

Québec s’est engagé à négocier la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, quelques jours après le dépôt du rapport Viens. Un an plus tard, les discussions entre le gouvernement Legault et l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) sont au point mort.

Dans la foulée des excuses publiques du premier ministre, Québec solidaire a présenté une motion — adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale — visant à reconnaître les principes de la Déclaration des Nations unies sur les peuples autochtones et à s’engager à en négocier la mise en œuvre.

C’est la deuxième recommandation du rapport Viens.

« Depuis que je suis élue, à six reprises, j’ai demandé à [l’APNQL] qu’on s’assoie et qu’on travaille sur la Déclaration des Nations unies », relate la ministre responsable des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours. « Je n’ai pas eu de refus », ajoute-t-elle, mais « on attend avec impatience que les chefs déterminent à quel moment ils vont vouloir nous parler ».

C’est comme si on avait bifurqué de la démarche, et ce n’est pas nous qui avons causé ça.

Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador

Il estime que le gouvernement Legault « pose des gestes, des décisions » et qu’il « évite de consulter » les Premières Nations. Encore la semaine dernière, le chef Picard déplorait que l’APNQL n’ait pas été consultée pour l’élaboration de la nouvelle mouture du projet de loi 61 — maintenant 66 — pour la relance économique.

Interrogé à Chibougamau cet été sur l’avancement de la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies, le premier ministre François Legault a affirmé qu’il « ne voudrait pas non plus qu’on se retrouve dans une situation où on donnerait [aux autochtones] un droit de veto sur tous les projets économiques ».

L’affirmation controversée de M. Legault sur la présence d’AK-47 chez les Mohawks, lors de la crise ferroviaire de janvier, et, tout récemment, celle de Mme D’Amours, qui a lancé lors de l’étude des crédits qu’elle n’avait « pas besoin d’un quatrième groupe d’opposition », ont aussi fait tiquer le chef Picard.

« Comment voulez-vous que moi, qui parle au nom de 43 communautés, je trouve réconfort dans [la négociation de la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies], lorsque les conditions viennent d’un côté de la table […], quand le gouvernement a déjà décidé jusqu’où il voulait aller ? », interroge M. Picard.

« Repenser la relation »

Fannie Lafontaine, professeure de droit à l’Université Laval, explique que la Déclaration des Nations unies est la « priorité numéro un » pour provoquer des « changements significatifs et subséquents » dans la relation entre l’État et les peuples autochtones. « C’est une façon de repenser la relation de pouvoir », illustre-t-elle.

« Ce n’est pas révolutionnaire. Il y a plein d’obligations là-dedans qui font partie du droit canadien. Mais ça vient asseoir la volonté d’un gouvernement », ajoute celle qui a été nommée en 2015 observatrice civile indépendante de l’enquête du Service de police de la Ville de Montréal sur les allégations de Val-d’Or.

Selon elle, l’argument du « droit de veto » est un « mythe véhiculé donnant un écran pour justifier la non-mise en œuvre » de la Déclaration. « C’est faux. Ce que ça dit, c’est une obligation de moyens de consultations préalables réelles, d’égal à égal, qui permet au gouvernement d’obtenir un consentement libre et éclairé », dit-elle.

Elle note elle aussi « des embûches » qui semblent vouloir ralentir la mise en œuvre du rapport Viens. « C’est une solution facile de blâmer l’autre. Si les parties ne sont pas capables de s’entendre, bien, peut-être qu’on peut faire comme en droit international et faire appel à des médiateurs », souligne Mme Lafontaine.

L’ex-ministre libéral des Affaires autochtones, Geoffrey Kelley, souligne que la relation entre les gouvernements et les Premières Nations doit être considérée « comme un enjeu d’État, de société » qui se situe au-delà des partis politiques. « C’est trop important », souligne celui qui a piloté ce ministère pendant huit ans.

Il compare même le travail de ministre des Affaires autochtones à celui d’un diplomate. « C’est vraiment un travail de longue haleine », admet-il. Il trouve essentiel que les parties demeurent à la même table de discussion. « Il faut maintenir les lignes de communication, c’est la priorité même s’il y a des frustrations », dit-il.

La ministre Sylvie D’Amours qualifie de « très bien » sa relation avec l’APNQL. « Je respecte leur façon de travailler, je respecte leur vitesse […] Je suis patiente », précise-t-elle. De son côté, le chef Picard affirme n’avoir « jamais demandé mieux que d’avoir un processus transparent, ouvert et franc, qui amène au dialogue ».

Dans le discours du Trône mercredi, le premier ministre Justin Trudeau a promis de présenter un nouveau projet de loi sur la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies. Celui présenté à l’époque par le néo-démocrate Romeo Saganash, le projet de loi C-262, est mort au feuilleton au printemps 2019.

Pour un mécanisme de suivi

Les partis de l’opposition s’inquiètent de l’absence de « mécanisme de suivi » pour la progression de la mise en œuvre du rapport Viens. À l’étude des crédits, ils ont talonné la ministre Sylvie D’Amours pour savoir où les choses en étaient. C’est à ce moment qu’elle a indiqué qu’une cinquantaine d’appels à l’action avaient été réalisés ou étaient en voie de l’être. « C’est quoi, le plan de match de ce gouvernement ? », se demande le critique libéral en matière d’affaires autochtones, Gregory Kelley. « Des femmes inuites ont perdu la vie dans des situations inacceptables encore cet été au square Cabot. Chaque jour où on ne bouge pas, il y a une [conséquence] dans la vie des autochtones », ajoute-t-il. Le chef intérimaire du Parti québécois, Pascal Bérubé, réclame que Québec produise « un tableau de bord » de l’évolution de chaque appel à l’action. « Il faut que la démarche du gouvernement s’incarne dans les gestes plutôt que dans les paroles », déplore M. Bérubé. De son côté, Manon Massé estime que le gouvernement Legault a prouvé « qu’il n’était pas à la hauteur des attentes » suscitées par la commission Viens. Dans son rapport, Jacques Viens recommande que Québec confie au Protecteur du citoyen le soin d’assurer l’évaluation et le suivi de la mise en œuvre des appels à l’action et qu’il rende public, une fois par année, leur état d’avancement. Le bureau du Protecteur du citoyen a confirmé à La Presse ne pas avoir reçu de « mandat formel » de la part du gouvernement à la suite des appels à l’action du rapport Viens et se dit « toujours ouvert à se voir confier un tel mandat ».

Projet de loi sur les enfants disparus

Un enjeu cher aux yeux de la ministre Sylvie D’Amours est celui des bébés et enfants disparus. « Je vais vous parler avec mon cœur. Je suis une maman et il faut absolument qu’on arrive à faire des gestes concrets. Pour moi, la priorité, c’est les femmes et les enfants », a-t-elle exprimé. Elle s’est dite bouleversée par la réalité de familles innues de la Côte-Nord et atikamekw de la Haute-Mauricie que les audiences de la commission d’enquête fédérale, cette fois, ont mise au jour. Au moins 24 cas troublants de disparitions d’enfants malades ont été rapportés dans les années 1970, notamment. « En 1989, ma fille avait 4 ans. C’est en 1989 que les derniers bébés ont été retirés à leurs parents […] Je vais donner la vérité aux familles », a-t-elle promis. Le gouvernement Legault a accepté de déposer un projet de loi distinct pour donner accès aux familles endeuillées à toute l’information dont dispose l’État au sujet d’un enfant. En janvier, le gouvernement avait enchâssé cinq articles sur les enfants autochtones disparus dans le projet de loi 31 modifiant la Loi sur la pharmacie. Des voix s’étaient élevées pour que ces articles soient retirés. La Protectrice du citoyen avait d’ailleurs déploré l’absence de consultations des Premières Nations. Selon Mme D’Amours, il est difficile de prévoir quand ce projet de loi sera déposé en raison du calendrier parlementaire bousculé par la pandémie. « S’il n’en tenait qu’à moi, ça serait hier », a-t-elle conclu.