Il est parti pour Québec sans se demander s’il avait les ailes d’un ange. Après tout, il n’était pas dans une chanson de Charlebois.

Et puis, quand il a quitté l’Afrique, en 2018, Souni Idriss Moussa ne pouvait tout de même pas se douter qu’il se retrouverait, deux ans plus tard, au front d’une guerre contre une pandémie, à repousser les assauts d’un virus contre un hôpital de la capitale.

Jusqu’à ce que la crise frappe, le Tchadien de 24 ans, gardien de sécurité à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec, ignorait donc qu’il était un ange.

PHOTO PATRICE LAROCHE, LE SOLEIL

Souni Idriss Moussa

Un de ces « anges gardiens » qui ont mis leur santé en péril pour veiller sur les malades québécois aux moments les plus terrifiants de la pandémie de COVID-19.

Souni Idriss Moussa contrôlait les entrées dans un hôpital rempli de malades vulnérables aux infections. Il surveillait un ascenseur réservé aux personnes infectées. Il intervenait auprès des patients agressifs. Il transportait des corps encore chauds — et contagieux — à la morgue.

Pendant la première vague, Souni Idriss Moussa était, plus que jamais, un travailleur essentiel.

Mais un nuage planait au-dessus de sa tête. En février 2019, sa demande d’asile avait été refusée. Il avait épuisé ses recours et pouvait être expulsé à tout moment.

Quand la rumeur a commencé à courir, fin mai, qu’Ottawa régulariserait le statut des anges gardiens, Souni Idriss Moussa a repris espoir. « Mon avenir, je l’ai entrevu. » Il s’est permis de rêver à sa vie future, à l’abri de la misère. À toutes les belles nuits qu’il passerait à Québec.

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L’espoir de Souni Idriss Moussa s’est évanoui le 14 août, quand Ottawa a annoncé que le programme de régularisation se limiterait au personnel soignant. Les autres, gardiens de sécurité ou préposés à l’entretien des milieux de soins, seraient exclus du programme.

Vous avez changé les couches de patients infectés par la COVID-19 ? Merci beaucoup, vous avez le droit de vous installer dans notre beau grand pays.

Vous avez vidé les poubelles remplies de couches souillées ? Désolés, mais vous n’en avez pas fait assez pour qu’on vous accueille à bras ouverts.

Ne cherchez pas la logique ; il n’y en a pas.

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C’est le gouvernement Legault qui a poussé pour restreindre la portée du programme, selon un document divulgué par Radio-Canada. Ottawa était prêt à régulariser le statut des gardiens et des concierges. Les provinces étaient d’accord… sauf le Québec, qui jugeait le programme trop généreux.

Après avoir remercié avec beaucoup d’emphase les anges gardiens qui ont colmaté les brèches de notre système de santé, nos dirigeants ont élaboré une définition restrictive de ce qu’ils voulaient dire, au juste, par « anges gardiens ».

Aujourd’hui, Souni Idriss Moussa se sent trahi. Pourquoi le gouvernement Legault insiste-t-il pour jouer le rôle ingrat de celui qui veut en donner le moins possible ?

J’essaie de comprendre à quoi pense le gouvernement ; il n’a pas d’excuses.

Souni Idriss Moussa

Comme d’autres avant moi, j’ai posé la question à Nadine Girault, ministre québécoise responsable de l’Immigration ; elle n’avait pas de réponses plus claires pour moi que pour tous ceux qui ont tenté de lui en soutirer jusqu’ici.

« Le programme spécial est le fruit d’une collaboration intergouvernementale constructive. Des concessions ont été réalisées par chacune des parties », m’a écrit Flore Bouchon, porte-parole de la ministre Girault.

On n’en saura pas davantage. Le dossier semble clos. Québec est d’ailleurs resté de marbre face aux récentes manifestations réclamant un plus large accès au programme.

Souni Idriss Moussa ne se fait pas d’illusions : ses jours au Québec sont comptés. Il poursuit son travail à l’hôpital en sachant qu’une épée de Damoclès menace de lui couper les ailes à tout moment. « Je suis là, mais, sans papiers, je ne suis pas vraiment là, en fait. »

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Des sans-papiers qui mouchent nos parents, qui récoltent nos légumes, qui dépècent nos poulets et qui emballent nos côtelettes, il y en a beaucoup au Québec.

Sans eux, nous aurions émergé bien plus amochés de la crise du printemps. Tous sont essentiels.

« J’étais déçue de voir que [le programme] était limité à des catégories spécifiques du secteur de la santé, admet Jill Hanley, directrice scientifique de l’Institut universitaire SHERPA. Les sans-papiers ont travaillé dans d’autres domaines tout aussi essentiels au bon fonctionnement de la société. »

Elle décèle dans la pingrerie du programme une « réticence » à reconnaître les sans-papiers comme membres à part entière de la société québécoise.

L’Institut SHERPA a publié mardi une étude qui met en évidence la vulnérabilité de certaines communautés culturelles montréalaises face à la COVID-19. Parmi les facteurs de risque qui contribuent à des taux d’infection plus élevés dans les quartiers pluriethniques : un statut migratoire précaire.

[Les sans-papiers] ont de la difficulté à avoir de bons emplois. Ils travaillent dans des agences de placement, à bas salaire et dans de mauvaises conditions.

Jill Hanley, directrice scientifique de l’Institut universitaire SHERPA

Au plus fort de la crise, les sans-papiers n’ont pas eu l’option de se mettre au télétravail. Ils n’ont pas connu les angoisses du confinement.

Ça n’avait rien à voir avec une quelconque vocation d’anges gardiens. C’était une question de survie.

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En pleine crise, le 31 mars, le ministère de la Santé et des Services sociaux a émis une directive : le dépistage et les soins liés à la COVID-19 devaient être offerts gratuitement à toute personne vivant au Québec, peu importe son statut migratoire.

« Mais il y a eu des problèmes, rapporte Mme Hanley. Les travailleurs de première ligne n’étaient pas tous au courant de cette directive. » Certains continuaient de réclamer des frais ou d’exiger la carte d’assurance maladie.

Des sans-papiers ont travaillé alors qu’ils se savaient malades, parce qu’ils ne pouvaient pas risquer de perdre leur gagne-pain. Ils ont certainement contribué à la propagation du virus.

À l’approche de la deuxième vague, les travailleurs sans papiers gagneraient bien sûr à ce que leur statut soit régularisé au plus vite. Mais… pas seulement eux. Tout le monde.

Qu’on le veuille ou non, la précarité de ces anges gardiens mettra aussi à risque tous les Québécois qui s’accrocheront à leurs ailes pour éviter la noyade.