Bill Morneau était jusqu’à hier ministre des Finances du Canada. C’est un poste important. On peut arguer qu’après le poste de premier ministre, celui de ministre des Finances est le plus important du gouvernement fédéral, qu’importe sa couleur.

Le Canada est un pays du G7. Un petit pays du G7, mais un pays du G7 quand même. Ministre des Finances du Canada, c’est jouer dans la cour des grands, économiquement parlant. C’est prestigieux.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Bill Morneau après sa conférence de presse, lundi soir, à Ottawa

C’est salement plus prestigieux en tout cas que le poste de secrétaire général de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, qui fait un travail louable d’orientation des politiques publiques, ne serait-ce que pour la tenue de statistiques qui permettent de comparer les pays membres entre eux.

Or, lundi, en annonçant sa démission en pleine crise économique pandémique, Bill Morneau a fait savoir qu’il ambitionnait de devenir secrétaire général de l’OCDE.

C’est comme si Claude Julien annonçait sa démission du Canadien pour devenir président de Hockey Québec et qu’il faisait cette annonce pendant les séries.

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La réalité, c’est que le fossé entre le premier ministre Justin Trudeau et son ministre des Finances s’élargissait de jour en jour, à la faveur de fuites pas si savamment orchestrées par le Bureau du premier ministre pour faire mal paraître M. Morneau.

Le premier ministre et son ministre des Finances ne voyaient pas la distribution des aides publiques d’urgence de la même façon. Le Globe and Mail rapportait dès le 10 août que ce bras de fer pourrait mener à un remaniement ministériel. M. Morneau voulait plus de balises et de limites aux dépenses, contrairement à son patron.

Les fuites téléguidées par le Bureau du PM visaient à imposer la trame narrative suivante : Justin Trudeau, hyperprogressiste, doit se battre avec un ministre des Finances fiscalement conservateur…

On a ensuite appris que Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque du Canada (2008-2013), ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre (2013-2020), était devenu conseiller de Justin Trudeau pour la reprise économique. Nouvelle humiliation pour Bill Morneau. Le nom de Mark Carney circule depuis plusieurs années dans les cercles libéraux : plusieurs espèrent le voir faire le saut en politique…

M. Morneau avait donc dû jurer le 10 août qu’il n’avait aucune – aucune ! – intention de démissionner, par la voix de son directeur des communications : « Le ministre Morneau a la ferme intention de continuer à travailler avec l’équipe du premier ministre pour aider les Canadiens à naviguer à travers la pandémie… »

On lit ces mots prononcés il y a huit jours et on cherche le bon mot pour décrire à quel point ils sonnaient – et sonnent encore – faux.

Le mot « bullshit » vient à l’esprit.

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Avant cette campagne de fuites des derniers jours, notons que MM. Trudeau et Morneau avaient été solidairement éclaboussés par l’affaire UNIS. Cet organisme, du nom de WE en anglais, célèbre la jeunesse canadienne, ce qui est fort louable, la jeunesse étant une chose magnifique, nul n’en doute. Mais UNIS s’était mystérieusement fait confier 900 millions de fonds publics à distribuer à la jeunesse canadienne, alors que la fonction publique fédérale est tout à fait outillée pour distribuer ces millions…

Personne ne comprenait pourquoi UNIS avait reçu ce quasi-milliard à distribuer, jusqu’à ce qu’on apprenne que les deux frères fondateurs d’UNIS savaient se faire des alliés au plus haut niveau de l’État, notamment en les personnes de Bill Morneau et Justin Trudeau.

On a en effet su que des membres de la famille Trudeau avaient reçu au fil des années des centaines de milliers de dollars pour prononcer des discours dans les événements d’UNIS. Et on a su que Bill Morneau et des membres de sa famille avaient voyagé sur le bras d’UNIS en 2017, pour une facture totale de 41 000 $, ce qui est un peu gênant quand on sait que M. Morneau est quelques dizaines de fois millionnaire…

MM. Morneau et Trudeau sont depuis visés par une enquête du commissaire à l’éthique à cause d’UNIS : ils ne se sont pas récusés de décisions du Cabinet au sujet de cet organisme.

Mais bizarrement, on chuchote que M. Trudeau aurait appris avec consternation l’affaire des voyages de son ministre des Finances, financés par UNIS…

Il en aurait été très fâché.

Je dis « bizarrement » car M. Trudeau se dirige vers son troisième blâme du commissaire à l’éthique. On voit mal ce qui peut l’offusquer dans les dérives éthiques de son (désormais ancien) ministre.

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Sous Stephen Harper, Jim Flaherty fut ministre des Finances pendant huit ans.

Sous Jean Chrétien, Paul Martin fut ministre des Finances pendant neuf ans.

Or, sous Justin Trudeau, Bill Morneau n’aura duré que cinq ans.

Et Bill Morneau a décidé de démissionner au milieu de la pire crise économique et financière de l’histoire récente du Canada afin de supposément se faire sélectionner comme secrétaire général de l’OCDE, poste dont environ 12 personnes au pays peuvent probablement nommer l’actuel titulaire sans utiliser Google (1)…

Qu’importe qui a raison et qui a tort, on retiendra une chose des chicanes entre MM. Morneau et Trudeau, avant la démission du ministre des Finances : ça ne fait pas très sérieux pour la « marque » libérale.

1. Il s’agit de José Ángel Gurría