Laissez-moi vous raconter une histoire – vous me croirez, ou pas.

Ça s’est passé dans la nuit du 19 au 20 mars 2003. La nuit du déclenchement de la guerre en Irak.

Avec deux collègues journalistes, un Français et un Britannique, nous nous étions approchés de la ligne de front, dans le nord de l’Irak. Nous avions passé une partie de la nuit dans la voiture, à fixer les collines de Kirkouk – et à boire de la vodka-citron – en attendant que ça pète.

Ça n’a pas pété. Enfin, pas où nous étions. Au petit matin, dans un froid à vous glacer les os, un fermier kurde nous avait offert l’hospitalité : une pièce sans meuble, sans lit, sans électricité. Une couverture poussiéreuse à partager. Nous nous étions couchés sur la terre battue, tout habillés. J’étais prise en sandwich entre mes deux collègues, ce qui avait l’avantage de me garder au chaud.

J’étais presque bien – presque – quand le journaliste britannique, dans une sorte de délire éthylique, s’est mis à m’empoigner les fesses, à chercher mes seins, à m’embrasser dans le dos. J’avais beau le repousser, le brasser, rien à faire. Il persistait. Peut-être rêvait-il. J’ai dû me résoudre à me lever, grelottante, pour changer de place avec mon collègue français. Et c’est là que j’ai entendu un tonitruant : « Hé ! Oh ! Ce sont MES fesses, ça ! »

Fin de l’anecdote. Pour moi, ça n’a jamais été que ça. Une histoire à raconter dans un souper d’amis, presque une blague, avec un punch à la fin. « C’t’une fois un Français, un Britannique pis une Canadienne… »

Jamais il ne m’est venu à l’esprit de dénoncer. Ni ce journaliste ni aucun des hommes aux mains baladeuses que j’ai eu le malheur de rencontrer au cours de ma vie. Ils n’ont tous été pour moi que des anecdotes, parfois drôles, parfois beaucoup moins. Mais des anecdotes quand même.

* * *

Je suis consciente de m’aventurer en terrain miné. Permettez-moi d’enfiler une cuirasse avant de poursuivre.

Aucune femme n’a vécu les mêmes expériences. Un geste considéré comme un incident par les unes peut fort bien être perçu comme une agression par les autres.

Pas juste « perçu », d’ailleurs : d’un point de vue légal, lorsqu’il y a contact physique non consensuel à connotation sexuelle, il y a agression. Point à la ligne.

Je ne veux ni banaliser ni minimiser les choses. Je ne veux surtout pas dire : « voyons donc, y a rien là ». J’ai énormément d’empathie pour les victimes de violences sexuelles. Je sais qu’un nombre incalculable de vies ont été brisées à tout jamais.

Je n’ai rien contre la prise de parole. Au contraire, j’admire le courage des femmes, souvent plus jeunes que moi, qui ont mis leur poing sur la table en disant : « assez, c’est assez ».

Tout cela étant dit, je dois avouer que j’ai vu déferler la dernière vague de dénonciations, en juillet, avec effarement.

Quoi, une liste noire de centaines d’hommes à clouer au pilori ? Des carrières anéanties sur la foi de témoignages anonymes sur l’internet ? Il y a un nom pour ça : lynchage.

Assez, c’est assez, je suis bien d’accord.

Mais trop, c’est trop.

* * *

Des lecteurs ont été choqués par ma chronique de lundi sur l’ancien président de Juripop, Marc-Antoine Cloutier. Et la présomption d’innocence ? Le gars était saoul, il a juste été lourd avec une fille dans un party, ce n’est pas un crime, m’ont-ils écrit.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Me Marc-Antoine Cloutier, ancien président de Juripop

Précisons : la jeune femme accuse MCloutier d’être entré dans sa chambre à la fin du party, d’avoir enlevé ses pantalons et de s’être allongé sur elle, insistant – en vain – pour qu’ils couchent ensemble.

Précisons aussi que MCloutier, qui a remis sa démission vendredi, affirme ne pas se souvenir de ces évènements.

Je remets ma cuirasse : je ne veux surtout pas dire que le témoignage de la jeune femme relève de l’anecdote. Surtout pas. Ce n’est pas un viol, mais ce n’est pas une simple drague insistante non plus. C’est grave.

Je ne peux pas davantage affirmer que la dénonciatrice a agi par vengeance, comme l’ont tranché des lecteurs en colère. Je ne suis pas dans la tête de cette femme. Je n’ai pas les mêmes expériences de vie. Je n’étais pas dans la chambre, cette nuit-là. Je ne sais pas ce qui est arrivé.

Je ne sais même pas si C’EST arrivé.

Et c’est bien ça, le problème.

On ne sait pas.

* * *

J’ai un problème avec le slogan #OnVousCroit.

Avant que cette affirmation ne m’explose au visage, ma cuirasse : oui, il est très important que les victimes soient crues. Trop longtemps, elles ne l’ont pas été. Trop longtemps, la réponse de l’entourage, de la police et du système judiciaire n’a pas été à la hauteur.

Mais… on vous croit toutes, tout le temps, en toutes circonstances ? On vous croit les yeux fermés ? On croit des témoignages anonymes sur Instagram ?

Yves-François Blanchet coince une femme dans les toilettes d’un bar : on vous croit ?

Dan Bigras tente d’embrasser une femme contre son gré : on vous croit ?

Un chanteur trempe son pénis dans les verres des femmes quand elles ont le dos tourné : on vous croit ?

Des centaines d’hommes crucifiés sur une liste anonyme, sans plus de détails : on vous croit ?

On vous croit… qui que vous soyez ? Vite de même ?

C’est terrifiant.

* * *

Je connais quelques bonshommes, du genre dont les femmes se méfient au party de Noël, qui tremblent, en ce moment. Ils voient venir l’apocalypse.

Je connais aussi plein d’hommes qui n’ont rien à se reprocher, mais qui tremblent aussi. Ils sont connus ou sont en position d’autorité. Et ils se disent qu’ils sont à un texto malveillant de l’annihilation.

C’est fou, quand même.

Ils ont de quoi avoir peur. Désormais, une allégation est devenue une sentence. Des carrières s’écroulent du jour au lendemain. Des vedettes sont déboulonnées. Effacées. Annulées.

On parle beaucoup de présomption d’innocence, mais il faudrait aussi parler d’un autre grand principe juridique : la proportionnalité du châtiment. Maripier Morin méritait-elle d’être rayée de la carte pour ce qu’elle a fait subir à Safia Nolin ?

Marc-Antoine Cloutier devait-il quitter Juripop pour une dénonciation qui n’a pas été prouvée ? « J’ai renoncé à 11 ans de militantisme pour ce texto-là », me disait-il dimanche. « Il n’y a pas un homme parfait sur ces questions. Dans les discussions qu’on a dans les chalets, je vous dirais que 90 % des gars ont peur. »

Au bout du fil, l’avocat semblait ébranlé. On le serait à moins. « Ma vie est passée au peigne fin par tout le monde. C’est violent, ça. […] Ce n’est pas normal que cela se passe comme ça dans une société de droit. »

* * *

Attendez que j’enfile ma cuirasse une dernière fois.

Voilà. Je ne défends pas Marc-Antoine Cloutier. Je continue de croire qu’il a mis Juripop dans l’embarras en laissant entendre, dans sa lettre de démission, que le conseil d’administration avait cru sa version des faits – ce qui n’était pas le cas.

Cela a donné la fausse impression que Juripop n’avait accordé aucun crédit au témoignage d’une femme se disant victime d’une inconduite sexuelle. Et cela a poussé l’Assemblée nationale à se pencher sur l’affaire.

Or, il serait tragique que Juripop pâtisse de cette histoire. D’autant plus que la clinique juridique travaille justement à rétablir la confiance des victimes de violences sexuelles envers le système. Avec sa Caravane #moiaussi, qui offre des services gratuits partout au Québec, par exemple.

« Les mythes et la désinformation entourant le traitement juridique des violences à caractère sexuel freinent » les victimes qui ont besoin d’aide, lit-on sur le site web de Juripop. « Pourtant, les personnes informées de leurs droits sont plus susceptibles de dénoncer, d’obtenir une indemnisation et de se rétablir des dommages causés par ce traumatisme. »

Tout ça, sans passer par Instagram.