Les choses sont claires dans la tête de Baptiste Bombardier : Bob Bigras a réussi à acheter les membres du jury de son procès. Huit années plus tard, la belle entente ne tient plus et les jurés sont liquidés, un à un. Mais qui a fait la peau à Bigras lui-même ? Qui est au-dessus de tout le monde et tire les ficelles ? Dupont ? Malatesta, le flic corrompu ?

Le cœur de Louise Dumas-Beaudoin s’était arrêté de battre lorsqu’elle avait aperçu le visage de René Dupont à travers le vitrail de sa porte. Deux heures plus tôt, elle avait pourtant vu sa tête exploser en direct sur Zoom.

Pendant deux heures, elle était restée prostrée devant son écran, anéantie. Et voilà que l’homme de sa vie, assassiné sous ses yeux, apparaissait comme par miracle sur son perron. Ça lui avait foutu tout un choc. Encore un.

Et ça méritait quelques explications.

Encore fébrile, René Dupont ne s’était pas vraiment fait prier pour déballer son sac. Il savait que les gars de Bigras avaient reçu l’ordre de le tuer, ce soir-là. Il avait été prévenu. Au début, il avait paniqué. Puis, il avait eu une idée.

Une idée terrible.

Il allait faire d’une pierre deux coups. Éliminer la menace posée par le gang de Bigras. Et éliminer la mouche à marde qui lui pourrissait l’existence depuis trop longtemps.

« J’ai invité Maxime Tétrault à venir prendre un verre, cet après-midi. Tu sais, le pauvre type, mon jumeau maléfique ? Je t’en ai déjà parlé, je pense. »

Louise avait hoché la tête. Elle avait senti son cœur se serrer dans sa poitrine. Et avait craint la suite.

Malgré les consignes du DArruda, Maxime Tétrault avait accouru, trop heureux de recevoir enfin un peu d’attention de son sosie du Mile-Ex. Après quelques bières, Dupont lui avait parlé de la réunion, sur un ton qu’il espérait nonchalant. « Ce serait comique que tu te fasses passer pour moi, non ? »

Tétrault avait accepté avec un enthousiasme juvénile. Pour rendre le tout crédible, Dupont lui avait refilé ses vêtements. Il lui avait expliqué ce qu’il aurait à dire. Il lui avait même raconté l’affaire Julep et la corruption des jurés. Il savait que Tétrault garderait le silence. À tout jamais.

Puis, Dupont était sorti acheter des pâtes chez Milano, où il avait pris soin de passer devant les caméras de surveillance. Pour l’alibi, au cas où la police découvrirait la supercherie.

« Après ça, ben… j’ai attendu une couple d’heures. Je ne savais pas où aller, fait que je suis venu ici. Faut que je disparaisse, Louise. T’es la seule à pouvoir m’aider… »

Louise n’avait pas su quoi dire. C’était inespéré. Tellement qu’elle avait cru rêver. Son homme était vivant. Vivant ! Et c’était chez elle qu’il était venu chercher refuge.

Mais le rêve avait des relents de cauchemar. René, son beau et tendre René, avait sacrifié la vie d’un pauvre homme pour sauver sa peau. « Tétrault, c’était une loque, un déchet humain », lui avait-il dit pour justifier son crime.

Louise avait été horrifiée par sa cruauté. René n’avait aucun remords. Pire, il avait l’air fier de son coup.

Elle avait pourtant couché avec lui, cette nuit-là. Et les nuits suivantes. Pendant dix jours, le faux mort s’était terré dans son appartement d’Outremont. Peu à peu, Louise avait toutefois dû se rendre à l’évidence : l’homme dont elle collectionnait compulsivement les captures d’écran n’était pas celui qu’elle croyait.

René Dupont était un parfait salaud.

* * *

Peut-être était-ce son statut, à la fois imposant et rassurant, de médecin spécialiste. Peut-être était-ce au contraire son image peu menaçante de vieille fille aux chats. Toujours est-il que Louise Dumas-Beaudoin inspirait confiance.

René Dupont n’était pas le seul à s’être tourné vers elle en ces temps de crise. Des mois plus tôt, Jean-Marc Chicoine, le juré corrupteur, lui avait confié craindre pour sa vie. Il avait fait installer des caméras de surveillance dans son appartement de Vancouver. Des caméras high tech qui pouvaient transmettre automatiquement ailleurs les images captées dans l’appart.

Chicoine avait choisi de les transmettre à Louise. « C’est ma police d’assurance », lui avait-il dit. Louise n’avait pas osé protester.

Elle en avait vu défiler, des images, sur son écran. Elle avait vu Chicoine et Bigras. Leurs étreintes passionnées.

Début mars, elle avait vu Julie Chen discuter en chinois avec un homme d’affaires dans l’appartement de Chicoine. Pas la Julie Chen qu’elle connaissait. Une Julie Chen mystérieuse. Menaçante. Louise avait jugé trop dangereux de demander à un collègue de lui traduire la conversation.

« Si tu parles de ça à René, t’es cuit », avait dit Julie à Chicoine, qui avait répondu « Oui, Miss Chen » sur un ton qui paraissait à Louise exagérément révérencieux.

Elle n’en avait pas parlé à René.

Mais une nuit, sur l’oreiller, elle lui avait dit, pour Bigras et Chicoine. René avait éclaté d’un rire méchant.

« Ah ben, ça parle au diable ! Je savais que Big était aux hommes ; je l’ai pogné à faire des mamours à un gars chez Mado, il y a deux ans. J’ai tellement ri ! Mais je ne savais pas qu’il baisait avec Chicoine ! Ça commence à ressembler à l’East Gay Gang de Série noire, leur affaire… sauf qu’eux sont dans l’Ouest ! C’est le West Gay Gang ! Ha ! Ha ! Ha ! »

Louise ne riait pas ; elle avait envie de pleurer. Une lueur inquiétante brillait maintenant dans l’œil de son amant.

« Souris, ma belle Louise ! C’est grâce à Big que je suis encore en vie. C’est lui qui m’a prévenu qu’un de ses gars était pour me tuer, l’autre soir ! »

Devant la mine stupéfaite de Louise, René avait ri de plus belle, fier de son effet. « Mettons que j’ai pris mes précautions. Bigras sait que s’il m’arrive quelque chose, son secret sera dévoilé au grand jour. Il chie dans ses culottes. Un motard homo, je te le dis, ça ne passe pas. Ce gros criss-là, je le contrôle comme une marionnette ! »

C’en était trop. Louise avait senti la rage monter en elle. Le dégoût, aussi. Elle avait sauté hors du lit, incapable de rester une seconde de plus allongée auprès du pitoyable mirage qu’elle avait pourchassé pendant huit longues années.

Louise s’était habillée et avait filé au poste 35. Elle avait été rassurée de voir qu’on la prenait au sérieux ; c’est le commandant du poste lui-même, Mario Malatesta, qui avait insisté pour recueillir sa déposition.

* * *

C’est le lendemain, 10 avril, que la mère de Louise avait découvert sa pauvre fille pendue dans son walk-in.

Le même jour, René Dupont avait été interrogé au poste par Angele Jones et Baptiste Bombardier. Sans se faire voir, Malatesta s’était glissé derrière le miroir sans tain afin d’assister à l’interrogatoire.

Le commandant avait d’abord poussé un soupir de soulagement en entendant Dupont raconter que Louise avait menacé de se suicider s’il la quittait.

Puis, il avait entendu Dupont énumérer une liste impressionnante de gens corrompus au procès de Bob Bigras. Huit jurés et… un policier. Malatesta.

Le salaud. Le traître. Il avait brisé l’omertà. Sans doute se disait-il qu’il n’avait plus rien à perdre, sachant que la mafia voulait lui faire la peau. « La prochaine fois serait la bonne », marmonna Malatesta entre ses dents.

Le commandant s’était éclipsé avant la fin de l’interrogatoire, en se demandant comment faire disparaître les sergents-détectives Jones et Bombardier.

* * *

« Jones, les analyses du labo sont enfin arrivées ! Le corps de Louise Dumas-Beaudoin était bourré de zopiclone. Elle devait être endormie avant de mourir. En tout cas, elle n’a pas pu se passer la corde au cou toute seule.

 — Ça confirmerait l’hypothèse du meurtre…

 — Ouais, reste à savoir qui a fait le coup. »

Baptiste Bombardier jette un œil sur le tableau qui occupe désormais un mur entier de son bureau. Les photos de suspects et de victimes sont reliées par des lignes rouges qui courent dans tous les sens, donnant une impression de fouillis inextricable.

Une seule photo n’est pas épinglée au tableau de BB : celle de Mario Malatesta. BB veut à tout prix tenir son commandant à l’écart de l’enquête. Déjà, il l’a pris à fouiner dans son bureau, tard le soir. Il s’en méfie de plus en plus.

Il ne lui a rien dit sur la puce du chat de Dupont. Rien sur le mystérieux rendez-vous fixé le 22 avril à 22 h 22, au restaurant Orange rouge, dans le Quartier chinois.

Les yeux de Bombardier passent du tableau au calendrier posé sur son bureau. Le 22 avril, c’est aujourd’hui.

Sous son masque, BB sourit. Son instinct de vieux flic lui dit que c’est ce soir que tout va se jouer.

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