On l’avait annoncé comme un évènement historique, du jamais vu depuis 1932. Deux jours après le passage des frères Kielburger sur le gril, c’était au tour du premier ministre d’être cuisiné sur l’affaire WE Charity, jeudi, par le comité des finances à Ottawa.

Les élus de l’opposition avaient affûté leurs couteaux, mais il fallait s’y attendre : la prestation de Justin Trudeau s’est révélée, comme disent les Anglais, all sizzle and no steak. C’était bien beau, tout ça, mais ça manquait de substance. On n’a rien appris de neuf, ou si peu.

Bref, du « tofu sans saveur », pour rester dans l’analogie culinaire et reprendre les mots du chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, qui menace de faire tomber le gouvernement à la rentrée parlementaire.

Le premier ministre s’en est tenu à la version officielle. Il n’y a eu aucun traitement de faveur pour WE Charity (UNIS, en français). C’est la fonction publique qui a recommandé cet organisme, le seul capable de mettre en branle, dans l’urgence, un programme de bourses étudiantes de 912 millions de dollars.

Quand on lui a dit que WE Charity avait été retenu pour administrer le programme, le 8 mai, Justin Trudeau a tout de suite pensé que ça risquait de lui créer des problèmes, étant donné les liens de l’organisme avec sa famille. Plutôt que de se récuser, il a eu le réflexe de reporter la décision, le temps de procéder à des vérifications en profondeur.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

C’était au tour du premier ministre d’être cuisiné sur l’affaire WE Charity, jeudi, par le comité des finances à Ottawa.

D’accord, mais… qu’a-t-on vérifié au juste ? À l’époque, WE Charity nageait en eaux troubles. En raison de la COVID-19, les frères Kielburger avaient procédé à des licenciements massifs. Ils avaient poussé la présidente du conseil d’administration à quitter le navire.

Mais la tempête n’a manifestement pas refroidi le gouvernement puisque, le 25 juin, Justin Trudeau a annoncé les détails du programme, géré par WE Charity.

Puis est arrivé le déluge. Inévitable.

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À quoi diable a-t-on pensé ?

L’énigme reste sans réponse. Tout comme cette autre grande question : en versant de généreux cachets aux membres du clan Trudeau, les frères Kielburger s’attendaient-ils à un retour d’ascenseur du gouvernement fédéral ?

Pour l’instant, rien ne prouve que ce soit le cas.

Vrai que ça paraît mal, ce demi-million de dollars versés aux membres de la famille de Justin Trudeau depuis l’élection de ce dernier à la tête du pays, en 2015.

Mais il ne faut pas oublier que le moteur de WE Charity, c’est le vedettariat. L’organisme mise sur des célébrités pour remplir des arénas. Or, on imagine fort bien que la « valeur marchande » de la famille Trudeau a grimpé en flèche après que le fils aîné a emménagé à Rideau Cottage.

Autrement dit, et bien qu’ils s’en défendent, les Kielburger pourraient avoir enrôlé les Trudeau non pas dans l’espoir de décrocher des contrats fédéraux, mais simplement pour attirer les foules (et séduire les commanditaires).

Il est tout à fait permis de croire que Margaret Trudeau ne serait pas montée à 28 reprises sur la scène des évènements WE Days, depuis 2015, si elle avait porté un autre nom de famille.

Justin Trudeau soutient que ça n’a rien à voir. Sa mère, qui a souffert de dépression et de troubles bipolaires, est une porte-parole crédible en matière de santé mentale, fait-il valoir. « Il n’est pas surprenant que les organismes se tournent vers elle ; elle a beaucoup d’expertise et de connaissances. »

PHOTO CHRISTOPHER KATSAROV, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Margaret Trudeau lors d’un évènement We Day, le 20 septembre 2018

« Elle est plus que la mère de quelqu’un », s’est indigné Craig Kielburger quand le député bloquiste Rhéal Fortin l’a interrogé à ce sujet, mardi. Si WE Charity invite Margaret Trudeau à s’exprimer devant les jeunes, c’est pour mettre en lumière son combat pour la santé mentale, a-t-il affirmé.

Mme Trudeau est une auteure et une conférencière accomplie. Aucun doute là-dessus. Cela dit, j’ai visionné ses deux dernières prestations, aux WE Days de Montréal (3 février) et de Londres (4 mars). Aux deux évènements, elle est restée moins de trois minutes sur scène. Pour parler d’accès à l’eau potable.

Mais de santé mentale, elle n’a pas dit un mot.

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Justin Trudeau nie fermement avoir voulu aider les Kielburger à traverser la crise en leur offrant d’administrer un programme taillé sur mesure pour leur organisme. Encore une fois, rien ne prouve un tel copinage.

Le problème est une question de perception. Et justement, dans cette affaire qui s’embourbe, on a trop souvent eu la désagréable impression d’avoir été pris pour des valises.

Quand le scandale a éclaté, il y a un mois, les frères Kielburger ont juré qu’ils n’avaient jamais versé d’argent à la famille Trudeau. Apparemment, ils ne s’étaient pas rendu compte que, depuis cinq ans, ils avaient versé plus de 500 000 $ à la mère, au frère et à la femme du premier ministre.

Une bête erreur de facturation, se sont-ils excusés…

Remarquez, ces petites distractions arrivent aux meilleurs. Même le ministre des Finances, Bill Morneau, ne s’est pas rendu compte qu’il avait omis de payer ses voyages familiaux à WE Charity. Un malencontreux oubli de 41 366 $. Avouez que ça peut arriver à tout le monde.

Et puis, il y a Marc Kielburger, qui s’est « mal exprimé » quand il a déclaré, en conférence téléphonique, que le bureau du premier ministre avait « gentiment » joint WE Charity pour lui demander de gérer le programme de bourses.

Il a dû se corriger par la suite : non, ce n’est pas le bureau du premier ministre qui avait téléphoné, mais un simple bureaucrate. Désolé, tout le monde…

Ça commence à faire beaucoup d’erreurs, d’excuses, d’oublis et d’étourderies. Et ça passe de plus en plus mal, comme une bouillie indigeste.