C’est l’hécatombe chez les jurés du procès de l’opération Julep. Ils meurent un par un des années après l’acquittement de l’accusé, Bob Bigras. Et les circonstances de leur mort sont nébuleuses. Meurtres évidents, suicides peu crédibles. Roger Campeau vient d’être assassiné devant chez lui. Qui sera le prochain ? Julie ? René ?

Après avoir vidé le lave-vaisselle pour la 12fois du week-end, passé le balai sur le plancher couvert de farine à pain, fait la tournée des traîneries dans la maison et arrosé son nouveau mini-potager dans sa cour, Julie Chen profita du temps chaud pour s’effondrer dans le hamac, dans son jardin, en regardant le ciel.

Comment allait-elle sortir de cette situation, cette fois-ci ?

Un mari, un amant, trois enfants, un poste de chercheuse en intelligence artificielle à l’université, des activités illégales de production de drogues de synthèse, un meurtre et de l’aide officielle à la police pour contribuer à l’enquête sur l’assassinat de Maxime Tétrault, des liens vraiment ennuyeux avec le criminel Bob Big Bigras, son grand projet pour changer le monde, pour la justice fiscale, celui sur lequel elle travaillait en secret depuis un moment avec René Dupont.

Le tout sur fond de confinement total, une réalité insupportable pour celle qui aimait bien fuir les ennuis avec des voyages, souvent de recherche ou de conférences internationales, des moments aussi intéressants que dépaysants et enrichissants au bout du monde, où elle finissait toujours par trouver des solutions à tout.

Donc 2020, c’était beaucoup à gérer en même temps.

Elle aurait voulu pouvoir parler à sa psy sur-le-champ.

Mais elle savait déjà ce qu’elle lui répondrait. « Quelles sont tes valeurs ? Est-ce que tes gestes, tes décisions, sont en accord avec tes valeurs ? »

Et oui, au fait, quelles étaient ces valeurs ?

À ses enfants, elle répétait toujours la même chose : « Le monde est divisé en deux. D’un côté, il y a ceux qui se fichent de tout et puis de l’autre, il y a tous les autres. Nous, on veut être les autres. » Ceux qui ne se fichent pas de l’environnement, de l’injustice, de l’art, des iniquités, des voisins, des collègues, des amis, des démunis…

En anglais, ça se disait mieux. « Those who care and those who don’t care. »

Combien de fois sa psy lui avait-elle répété aussi que la culpabilité ne servait à rien. Ça ne rend pas les gens riches ou intelligents ou beaux ou gentils.

Parce que de la culpabilité, Julie en avait souvent.

Évidemment, à cause de cette histoire avec René Dupont, dont elle n’arrivait juste pas à se débarrasser même si c’était évidemment un boulet.

Ensuite, décider de fabriquer de la MDMA et du LSD, pour avoir le contrôle sur la qualité du produit, et pouvoir ainsi faire du microdosage en toute tranquillité d’esprit pour les bienfaits de ses recherches universitaires, et donc la quête de solutions à tous les problèmes du monde et de nos prochains, par l’entremise de l’intelligence artificielle, n’avait certainement pas été sa meilleure idée.

« Tu veux de l’ecstasy bio ? avait demandé René en rigolant quand elle avait lancé l’idée.

– Euh, oui. Je veux surtout savoir d’où vient la dope qu’on prend et où elle va. En plus, c’est toi qui m’a amenée là-dedans. »

Julie, René et la bande de chercheurs avec qui la mathématicienne travaillait à l’université, comme bien du monde à Silicon Valley et dans d’autres hauts lieux de la recherche en informatique, étaient des adeptes de cette façon d’aller puiser dans les coins cachés de leur créativité et de réfléchir autrement.

Que ça soit illégal ne faisait pas peur à Julie. Elle préférait ça à prendre de la drogue sur laquelle elle n’avait aucun contrôle. Elle en avait discuté souvent avec René, le seul de ses amis qui avait lu lui aussi le dernier livre de son gourou, le journaliste américain Michael Pollan, sur les hallucinogènes. Et qui avait accepté de l’accompagner au Pérou pour essayer l’ultime expérience de ce type : prendre de l’ayahuasca avec un véritable shaman, un voyage dans la forêt amazonienne dont elle était rentrée transformée à jamais.

Quelle histoire.

Écrasée dans son hamac, Julie s’est redemandé une fois de plus ce qu’aurait été sa vie si elle n’avait pas dit à René, alors qu’ils poireautaient ensemble au tout début du procès Bigras, au hasard d’une conversation inutile sur les meilleurs dumplings asiatiques du Quartier chinois, pas loin du palais de justice, qu’elle avait appris elle-même, sur l’internet, à parler chinois et japonais.

« Quoi, tu as fait ça ? Mais tu es un génie ! s’était-il exclamé.

– Pas tant que ça. Sinon, je serais médecin, je ferais de la recherche et je publierais dans The Lancet. Là, je suis préposée…

– As-tu même déjà essayé d’entrer en médecine ?

– Non. Si j’avais eu à aller quelque part, ça aurait été en maths, toujours été bonne en maths. »

Ça avait commencé comme ça. En parlant des articles du New Yorker qu’ils avaient tous les deux aimés et de cinéma japonais ou chinois, que Julie aimait regarder en version originale.

Même si seulement son nom affichait des origines chinoises très lointaines – un aïeul appelé Chen venu au Canada au XIXsiècle – et que l’histoire de sa famille en était une de diversité totale – ancêtres polonais, italiens, grecs, libanais, arméniens et portugais –, elle avait toujours eu une fascination pour les cultures asiatiques fortes et pouvait presque réciter par cœur autant les répliques du film In the Mood for Love de Wong Kar-wai que les meilleures déclarations politiques de l’artiste chinois Ai Wei Wei.

René adorait tout ça d’une manière que son mari ne pouvait pas comprendre.

Mais était-ce suffisant pour le suivre quand il lui a proposé non seulement de produire plus de drogue, de se servir des fonds pour une bonne cause, la leur, et de faire en chemin une alliance avec Bigras, pour ainsi ne pas se faire déranger ? René l’avait convaincue qu’autrement, ça finirait mal avec le caïd acquitté. Valait mieux faire une sorte de pacte de non-agression.

Évidemment, ça ne s’était pas passé exactement comme prévu et, du jour au lendemain, elle s’était retrouvée liée en affaires avec la bande d’ordures pilotée par Bigras, qu’elle réussissait néanmoins à contrôler en sortant son attitude de chat de ruelle d’adolescence. Ça marchait avec ces gens-là, même par Skype, comme elle le faisait souvent. Ils l’écoutaient comme si elle était dans leur labo de Vancouver, en personne.

Mais elle n’avait plus de plaisir à faire tout ça et aurait donné n’importe quoi pour s’en sortir. Surtout que là, on commençait à parler de meurtre…

Ça, ça ne convenait plus du tout à ses valeurs.

Julie était perdue dans toutes ces pensées dans son hamac quand elle entendit sa plus jeune crier : « Maman, maman, il y a quelqu’un à la porte pour toi ! »

C’était pour livrer un colis, une grosse boîte à remettre à Julie Chen, en main propre, absolument.

En prenant l’énorme paquet, et avant que le mystérieux livreur caché sous une tuque anthracite et totalement masqué – ou était-ce une livreuse ? – reparte en courant, la mathématicienne aperçut un des poignets du singulier personnage. Là, sur les veines un peu saillantes, il y avait un cerveau tatoué. Comme sur son poignet à elle et sur ceux de toute la bande avec qui elle faisait ses recherches.

Qui c’était donc ? se dit la chercheuse avant d’entrer dans la maison avec le carton, qu’elle s’empressa d’ouvrir malgré tout.

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