Au-delà de ses enjeux éthiques, le scandale WE Charity (UNIS) pourrait bien avoir des impacts sur l’état de la philanthropie au Canada. C’est du moins ce que craignent bon nombre d’organismes, pour qui ce « cas isolé », décrit comme un ovni par plusieurs, ne doit pas devenir une généralisation qui ferait mal à un milieu déjà fragilisé par la pandémie.

« On craint que ça puisse nuire à la réputation des autres organismes de bienfaisance et des entreprises sociales à plus grande échelle. Ça pourrait affecter à la fois les dons et le bénévolat », affirme Bruce MacDonald, président d’Imagine Canada, un regroupement national d’OSBL canadiens.

Selon lui, le fait que les gens « créent leurs propres perceptions » dans la foulée de cette polémique pourrait effectivement « contribuer à semer le doute » sur d’autres organisations.

La solution pour démonter ces amalgames, dit M. MacDonald, est d’ouvrir le dialogue. « Les gens peuvent poser des questions aux organisations, en parler avec leur conseil d’administration. WE Charity est un seul joueur. Il ne faudrait pas généraliser avec les 86 000 organismes de charité au Canada, qui mettent en place des mesures de bonne gouvernance et de transparence », plaide-t-il.

« On doit renforcer l’idée que les organisations doivent être transparentes, doivent publier leurs rapports annuels, doivent montrer ce qu’elles font avec l’argent des donateurs », ajoute le président d’Imagine Canada.

Un enjeu d’abord « politique »

Pour la présidente de l’Association des professionnels en philanthropie du Québec, Elsa Desjardins, le public doit prendre conscience de certaines nuances dans cette affaire. « C’est une problématique plus politique que philanthropique, donc il faut faire attention. Ce serait malheureux que les gens fassent des associations qui affectent nos fondations. Leurs causes sont essentielles et elles ont besoin de soutien », plaide-t-elle.

Au Québec, la quasi-totalité des fondations sont « bien gérées », assure Mme Desjardins. Un code de déontologie ainsi qu’une charte des droits des donateurs circonscrivent d’ailleurs leurs activités. « Le premier point de ces documents, c’est justement la transparence et le conflit d’intérêts », ajoute-t-elle.

Le philanthrope Robert Dupras, dont la fondation du même nom a pour mission de soutenir les jeunes défavorisés ayant des troubles d’apprentissage ou de développement, abonde dans le même sens. Il soutient au passage que l’affaire WE Charity est très inquiétante.

Les gens qui ne nous connaissent pas seront encore plus sceptiques, même si on a de bonnes pratiques et qu’on croit vraiment à ce qu’on fait, qu’on est vraiment engagés.

Robert Dupras, président du Fonds philanthropique Robert Dupras

Kate Bahen est directrice générale de Charity Intelligence Canada, un organisme de surveillance des organismes de bienfaisance. Pour elle, le constat est simple : WE Charity est un ovni dans le monde philanthropique. « C’est presque une entreprise privée. C’est rare, c’est inhabituel. On n’a jamais rien vu de tel dans le milieu », affirme-t-elle.

Pour Mme Bahen, le plus inquiétant est la lourdeur de la structure administrative de WE Charity, qui possède notamment une entreprise sociale du nom de Me To We pour financer ses activités. C’est par l’entremise de cette entreprise que la fondation paie pour les déplacements de ses invités de marque dans le monde. Le siège social possède aussi plus de 40 millions en immeubles et terrains dans la région de Toronto, selon Mme Bahen.

« Il y a ce côté public que tout le monde voit, mais il y a aussi un côté très privé contrôlé par un petit groupe de gens. C’est devenu une toile très complexe, avec des entreprises à numéro, des sous-traitants. Tout ça fait en sorte que c’est dur de voir où s’en va l’argent », remarque-t-elle.

Même son de cloche du côté de la spécialiste des questions de philanthropie de l’Université Carleton, Susan Phillips.

Ce n’est pas inhabituel pour des fondations d’avoir une entreprise où ils vendent des produits. Mais dans ce cas-ci, la distinction, c’est la grandeur de l’échelle à laquelle ça s’est fait.

Susan Phillips, de l’Université Carleton

Les deux fondateurs, Craig et Marc Kielburger, « sont devenus de véritables célébrités », illustre Mme Phillips, pour qui il est aujourd’hui difficile de séparer le duo de l’organisation. « Le fait que ça implique autant d’étudiants et de jeunes soulève certaines questions », note-t-elle.

Craintes et nuances légitimes, dit un spécialiste

Le professeur Jean-Marc Fontan, expert en matière de philanthropie et d’économie sociale à l’UQAM, dit comprendre les craintes des organismes philanthropiques. Mais il rappelle que ceux-ci n’ont pas à craindre pour leur avenir, dans le contexte actuel.

« C’est certain que chaque fois qu’il y a un scandale, c’est le secteur en entier qui voit son image pâlir, donc leurs craintes sont légitimes. Or, la nature de cette polémique touche surtout des individus particuliers, dont Justin Trudeau et [le ministre des Finances] Bill Morneau, autour d’une relation qui est elle aussi particulière. Ce n’est pas un cas de figure dans lequel le secteur est lui-même identifié », observe le spécialiste.

L’enjeu pressant pour ces organismes, ajoute M. Fontan, est de se renouveler en pleine pandémie. « Avec les normes sanitaires, ça devient beaucoup plus compliqué d’organiser des évènements caritatifs et de générer des revenus. Les inquiétudes sont surtout là, selon moi », conclut-il.

Pour Kate Bahen, la situation rappelle que tous les gestionnaires d’OSBL « doivent faire leurs devoirs » pour éviter d’entacher la réputation de l’industrie. « Il y a trop d’organismes qui font un travail incroyable pour qu’on oublie l’importance de bien gérer l’argent que les gens nous donnent », dit-elle.

Le point sur les difficultés financières

Bon nombre d’observateurs se sont inquiétés dans les dernières semaines du niveau d’endettement de la fondation des frères Craig et Marc Kielburger, remettant du même coup en question le choix d’Ottawa de lui confier un programme de bourses de 900 millions.

Joint par La Presse, le service des communications de WE Charity assure que sa situation financière est maîtrisée, et qu’aucun service n’est mis en cause.

Toute caractérisation selon laquelle nos programmes internationaux sont en difficulté est incorrecte. Notre intention déclarée est de doubler nos programmes de développement pour continuer en partenariat avec les communautés rurales afin d’avoir un impact positif et mesurable.

WE Charity, dans une déclaration écrite

Comme dans plusieurs organisations, la COVID-19 a frappé fort, reconnaît toutefois l’organisme. Des écoles et des centres communautaires ont dû fermer, forçant son personnel et ses membres à plier bagage. « Nous avons dû mettre temporairement à pied ou nous séparer d’un certain nombre de nos employés internationaux. C’est notre souhait et notre intention de les ramener une fois que la pandémie aura disparu », dit-on.

Quant à sa proximité alléguée avec Ottawa, critiquée par les partis de l’opposition, la fondation réfute toute association. « Justin Trudeau a pris la parole à 6 des 137 jours du WE. Stephen Harper a été invité pendant son mandat. Quand ça se tient dans leurs régions, les premiers ministres et les maires de chaque parti ont été invités », note l’organisme, qui dit avoir reçu des fonds de chaque parti provincial « majeur » au pouvoir.