Mardi soir, des centaines de milliers de Québécois ont célébré la fête nationale, ce grand moment d’affirmation et de défoulement collectif… cloîtrés dans leurs salons.

Ils ont célébré quelque chose comme un grand peuple devant un bol de chips, le nez dans la télé. Remarquez, ils étaient bien servis : quatre chaînes ont diffusé le spectacle de la Saint-Jean, enregistré dans un amphithéâtre vide de Trois-Rivières.

Bien sûr, c’est à cause de la pandémie. Mais des esprits chagrins pourraient y voir le symbole d’un peuple fragmenté. L’expression d’un Québec « postnational », dépouillé de son identité collective et de ses valeurs communes, comme le regrette amèrement la droite identitaire.

Aujourd’hui, il n’y aura pas de kermesse, pas de foules, pas de feux d’artifice. Ah, on est loin de la Saint-Jean de 1990, lorsqu’une mer bleue avait déferlé, rue Sherbrooke, pour le grand retour du défilé à Montréal, après 20 ans d’absence.

Lucien Bouchard, qui venait de claquer la porte du Parti conservateur, ouvrait la marche aux côtés de Jacques Parizeau, chef du Parti québécois, sous une large banderole : « Notre vrai pays, c’est le Québec ».

Non, vraiment, on n’est plus là.

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Et si la pandémie, au lieu de l’éteindre, ravivait la flamme vacillante du nationalisme québécois ?

Nous n’avons jamais autant parlé d’achat local. Nous nous sommes rués sur Le Panier Bleu pour aider les entreprises d’ici. Nous nous apprêtons à déposer nos valises aux quatre coins de la province. Nous nous jurons que, plus jamais, nous ne dépendrons de chaînes d’approvisionnement étrangères.

Et si la distanciation nous avait… rapprochés ? Et si les gestes barrières avaient contribué à faire tomber les murs qui s’élevaient entre nous ?

Au début de la crise, en tout cas, nous étions soudés dans l’adversité. À gauche ou à droite, nationalistes, fédéralistes ou je-m’en-foutistes, nous étions unis dans l’anxiété du coronavirus.

La pandémie nous a fait redécouvrir le sens du mot solidarité. Elle nous a poussés à nous serrer les coudes. Elle nous a rappelé l’importance cruciale de l’État comme filet de sécurité en temps de crise. L’importance, aussi, d’une armée de travailleurs de l’ombre, essentiels à notre survie.

Égoïstes, les Québécois ? Gouvernés par des politiciens obsédés par la croissance et le déficit zéro ? Pas tant que ça, finalement. On l’a vu quand François Legault – pas exactement le plus socialiste des politiciens – a pris l’incroyable décision d’asphyxier l’économie pour sauver des vies.

Attendez que je me rappelle…

C’est à ce moment-là, je crois, que nous nous sommes mis à rêver collectivement au « monde d’après ». Nous nous sommes dit que rien ne serait plus jamais pareil. Il fallait saisir l’occasion pour faire table rase du passé, pour repenser un Québec plus égalitaire, plus écologique.

Et ça devenait possible.

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Il y a exactement 30 ans, des centaines de milliers de Québécois ont eu ce même sentiment de rendez-vous avec l’Histoire. Ils ont espéré qu’une crise – politique, celle-là – accoucherait d’un monde nouveau.

Ils venaient d’assister, le 23 juin 1990, à la mort de l’accord du lac Meech, qui devait faire du Québec une société distincte. Deux provinces – Terre-Neuve et le Manitoba – ne l’entendaient pas ainsi.

À l’Assemblée nationale, le premier ministre Robert Bourassa avait fait une déclaration restée célèbre : « Le Canada anglais doit comprendre de façon très claire que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est, aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement. »

Ébahi, Jacques Parizeau l’avait appelé « mon premier ministre » et avait traversé la Chambre pour lui serrer la main.

Puis, il y avait eu cet énorme défilé de la Saint-Jean, rue Sherbrooke, avec Lucien Bouchard en tête de cortège. C’était extraordinaire. Il se passait quelque chose.

Sauf que finalement… il ne s’est rien passé. Ou si peu. Le rendez-vous avec l’Histoire n’a pas eu lieu. Bourassa n’a pas changé de camp. Il y a bien eu un référendum en 1995, mais depuis, rien. Le Québec n’a toujours pas réintégré la Constitution canadienne. On n’ose même plus ouvrir ce panier de crabes.

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Les promesses de lendemains post-pandémie qui chantent se dégonflent peu à peu, elles aussi.

On a déjà recommencé à se chicaner à propos de tout et de rien. À propos du racisme, systémique ou pur jus. À propos des rues fermées à Montréal. À propos du déconfinement. Les uns s’inquiètent du relâchement quasi criminel des autres, qui fustigent le zèle étouffant des premiers…

Le débat sur le port du masque expose bien ces lignes de fracture. Pour ceux qui s’y opposent, le masque est devenu un symbole de censure. Ce n’est plus une simple mesure d’hygiène visant à freiner la propagation du virus, mais une atteinte inadmissible à leurs droits et libertés.

Le débat s’envenime et se polarise. Anti-masques et pro-masques se retranchent toujours plus profondément sur leurs positions. Ils se traitent les uns les autres de moutons ou d’égoïstes.

On souhaite bonne chance au gouvernement et à son projet de faire du port du masque une « norme sociale ». C’est mal barré.

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Le monde d’après ?

Au vu de ce qui se passe, permettez-moi de douter que la pandémie sera l’électrochoc qui nous poussera à construire un monde meilleur.

Permettez-moi de douter que nous changerons le Québec. J’espère me tromper, mais je ne suis même pas certaine que nous changerons vraiment les CHSLD.

Permettez-moi de douter que nous nous attaquerons aux sources premières de cette pandémie : la déforestation, l’agriculture industrielle, l’urbanisation massive, la destruction des habitats naturels des animaux sauvages qui finissent par transmettre leurs virus aux êtres humains.

Nous fermerons les yeux sur cette ironie : à trop vouloir étendre son territoire sur la planète, l’Homo sapiens s’est retrouvé acculé au pied du mur, sans nulle part où aller pour se réfugier du SARS-CoV-2.

Pogné à fêter son peuple tout seul sur son divan.