(OTTAWA) Les dizaines de milliards en aide financière annoncés par Ottawa suscitent la convoitise des fraudeurs. Après la Prestation canadienne d’urgence (PCU), les arnaqueurs auraient maintenant dans leur ligne de mire la Subvention salariale d’urgence (SSU), mise sur pied par le gouvernement Trudeau afin d’aider les entreprises à payer une partie des salaires de leurs employés.

La Presse a appris qu’une entreprise de haute technologie du centre du Québec comptant une soixantaine d’employés a vu une somme de près de 100 000 $ en subvention salariale aboutir dans un compte qui ne lui appartient pas. Et ses démarches pour tirer cette fâcheuse affaire au clair ont soulevé plus de doutes que jamais.

L’entreprise a soumis le 11 mai une demande en vertu du programme de subvention salariale à l’Agence du revenu du Canada (ARC) en fournissant toutes les informations nécessaires, dont les informations confidentielles liées au compte de banque qu’elle détient chez son institution financière.

Quatre jours plus tard, un fonctionnaire de l’ARC a communiqué avec l’entreprise pour confirmer qu’elle répondait à tous les critères et que la subvention salariale serait versée dans un délai de sept à dix jours.

Les dirigeants de l’entreprise ont toutefois reçu un courriel de l’ARC le 2 juin les avisant qu’une modification avait été apportée à leur dossier sans qu’ils en aient fait la demande. En parcourant leur dossier, ils ont appris à leur grand étonnement qu’on y affirmait qu’une somme de près de 100 000 $ avait été déposée dans leur compte le 21 mai. Or, le compte en question n’appartient pas à cette entreprise.

Des questions sur les vérifications

Un fonctionnaire responsable de leur dossier à l’ARC leur a alors expliqué que la somme avait bel et bien été déposée dans l’autre compte, même si les dirigeants ont insisté pour dire qu’ils n’avaient jamais demandé à l’ARC de modifier les informations bancaires. Généralement, les informations d’un contribuable ou d’une société ne sont modifiées qu’au terme d’une longue vérification de l’ARC.

« Il y a eu une fraude. C’est la première chose qu’on nous a dite à l’ARC », a indiqué à La Presse un des dirigeants de l’entreprise.

La Presse a accepté de taire le nom de l’entreprise et celui de ses dirigeants pour ne pas mettre en péril leurs démarches auprès de l’ARC et protéger leur réputation auprès de leurs clients. L’entreprise est située dans la circonscription de Richmond-Arthabaska, que représente le député conservateur Alain Rayes à la Chambre des communes.

Comment quelqu’un a-t-il pu modifier notre numéro de compte à l’ARC, à notre insu ? Je présume qu’ils posent des questions de sécurité, de grâce, avant de faire de tels changements ! Ça ne se peut pas !

L’un des dirigeants de l’entreprise de haute technologie

Quoi qu’il en soit, il est perplexe. « Quand on nous a posé des questions pour authentifier notre identité, on s’est borné à demander notre nom et l’adresse de l’entreprise. C’est tout ! Je suis tombé en bas de ma chaise. Si ce sont les questions que l’ARC pose, je ne suis pas surpris que quelqu’un ait pu facilement frauder. »

L’entreprise, qui n’avait toujours pas eu la subvention salariale cette semaine, a décidé de déposer une plainte à la Sûreté du Québec. La SQ a toutefois refusé de confirmer qu’elle avait ouvert une enquête.

« Nous nous sommes efforcés durant la crise de garder le maximum de nos employés. Nous avons mis finalement en arrêt de travail seulement 20 % de nos effectifs. En ce moment, tous nos employés sont revenus à leur emploi. Évidemment, l’annonce de l’aide gouvernementale a influencé les décisions que nous avons prises », a affirmé le dirigeant.

« On a répondu présent à l’appel du premier ministre Justin Trudeau et du gouvernement fédéral en gardant à l’emploi un maximum de nos employés. On a pris des décisions en tenant pour acquis que nous aurions cette subvention. Donc, tout cela vient déséquilibrer nos finances et surtout nos liquidités, ce qui était l’enjeu numéro un pour les PME comme la nôtre durant la période de la COVID-19 », a ajouté le dirigeant.

Fraude ou erreur ?

À l’ARC, on a refusé de commenter les détails de cette affaire au motif que cela contreviendrait à l’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Après un délai de réponse qui a duré près de 30 heures, on a toutefois évoqué la possibilité qu’il s’agisse d’une erreur, sans préciser si la somme déposée dans l’autre compte serait récupérée.

« Il existe, malheureusement, de rares occasions où des renseignements de dépôt direct sont ajoutés ou mis à jour par erreur dans les dossiers de l’Agence. La cause de l’erreur peut varier ; il peut s’agir d’une erreur humaine, d’une mauvaise communication avec un autre ministère, un individu ou une entreprise », a indiqué Jeremy Bellefeuille, l’attaché de presse de la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier.

PHOTO FRED CHARTRAND, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Diane Lebouthillier, ministre du Revenu national

« Une fois que l’Agence est avisée d’une erreur ou qu’elle identifie une erreur, l’Agence prend des mesures pour corriger le compte immédiatement. Lors de la découverte de ce type d’erreur, le processus consiste à supprimer les informations incorrectes et à les mettre à jour, ce qui restaure le compte avec l’Agence », a-t-il écrit dans un courriel.

La correction est immédiate, même si cela peut parfois prendre quelques semaines avant que les paiements soient réaffectés ou déposés dans le bon compte.

Jeremy Bellefeuille, attaché de presse de la ministre du Revenu national

Pour le dirigeant, une question demeure entière : qui a modifié le numéro de compte de l’entreprise à son insu alors qu’elle attendait une subvention de près de 100 000 $ ? « Les explications de l’ARC ne sont pas claires. Il y a quelqu’un qui a détourné de l’argent à la source. »

De son côté, le député Alain Rayes a indiqué que son bureau avait communiqué avec l’ARC pour éclaircir cette situation fâcheuse.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Alain Rayes, député de Richmond-Arthabaska

« Nous avons bel et bien une entreprise de chez nous qui considère avoir été victime de fraude. Le fonctionnaire qui a répondu nous a dit qu’il était débordé à cause du nombre de cas de fraude qu’il doit gérer en lien avec la PCU et la subvention salariale. Mais le pire, les experts nous disent que ce sera quasiment impossible de récupérer tout cet argent après, parce que les vérifications de mise n’ont pas été faites au début. Ça, c’est de l’argent qui sort des poches des contribuables. »

De nombreux signalements

Dans le cas des fraudes liées à la PCU, La Presse a rapporté récemment que le stratagème employé par le malfaiteur est d’une simplicité désarmante : il vole l’identité d’un contribuable et il l’utilise afin de demander la PCU à sa place. Le fraudeur demande ensuite à l’ARC de verser la prestation dans un nouveau compte qu’il a ouvert au nom de sa victime dans une banque virtuelle, puis il disparaît avec l’argent.

Le gouvernement Trudeau propose d’adopter un projet de loi pour imposer des amendes et des peines de prison aux fraudeurs qui abusent de la PCU. Mais les corps policiers affirment qu’il sera très difficile de retrouver les coupables.

L’ARC affirme avoir reçu près de 1300 signalements de cas de fraude potentielle en lien avec la PCU de la part des Canadiens jusqu’ici.

La ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et de l’Inclusion des personnes handicapées, Carla Qualtrough, a indiqué cette semaine qu’en général, de « 1 % à 2 % » des réclamations faites dans le cadre des programmes gouvernementaux sont de nature frauduleuse. Dans le cadre de la crise actuelle, le gouvernement Trudeau prévoit dépenser environ 154 milliards de dollars en aide financière. Résultat : on anticipe des fraudes oscillant entre 1,5 milliard et 3 milliards liées aux mesures adoptées pour affronter la crise.