Depuis des semaines, il n’y a qu’une seule nouvelle : la pandémie. Du matin jusqu’au soir, et même la nuit, on ne parle que de ça. De la une à la dernière page, on ne lit que sur ça. Peu importe le sujet : politique, économie, arts, sports, météo, c’est toujours la pandémie. Normal. C’est une catastrophe en évolution. Dont nous pouvons être les prochaines victimes, à tout moment. Pas le gars au loin, pas la fille d’à côté, nous.

Rien d’autre ne nous atteint. On est en mode survie. Les dizaines et dizaines d’évènements qui faisaient les manchettes, au quotidien, doivent toujours survenir, mais ils demeurent confidentiels. Exclus de nos pensées. Tout s’évanouit devant la coronamanie.

Mardi matin, je me promène sur mon fil Twitter. COVID, COVID, COVID, COVID, COVID… Soudain, un tweet d’une personne outrée. Je clique sur la vidéo. Gauche cadre, on voit l’arrière d’une voiture avec une plaque d’immatriculation POLICE. Droite cadre, la tête d’un homme, le visage collé sur la ligne blanche de la rue, le cou écrasé par le genou d’un policier.

PHOTO DARNELLA FRAZIER, ASSOCIATED PRESS

George Floyd est mort lundi soir après avoir été plaqué au sol pendant au moins 10 minutes alors qu’un policier l’immobilisait avec un genou sur le cou.

Entre les commentaires des badauds, on entend l’homme répéter : « I cannot breathe, I cannot breathe. » Je ne peux pas respirer. Le policier continue d’étouffer le type. Ouf. Heavy. Je me dis que je suis en train d’assister à une arrestation brutale des forces de l’ordre. Le suspect est immobilisé, les policiers semblent nombreux, dans quelques instants ils vont le ramasser et le mettre dans la voiture. Ben non. La vidéo se poursuit avec toujours la même scène. Toujours le genou sur le cou. Les passants haussent le ton. Rien n’y fait. Le flic ne lâche pas sa prise. Je ne me sens pas bien. Je réalise que je suis en train de regarder un homme tuer un autre homme. Mais que font les gens ? Pourquoi ils ne font que regarder, comme moi ? Eux, ils sont là. En vrai. Pourquoi ils ne… ils ne… ils n’appellent pas la police !? Parce qu’elle est là, la police. Pourquoi ils ne vont pas sauver le gars ? Parce que ce sont eux qui se retrouveront avec un genou sur le cou. Ils ne peuvent rien faire. Ils ne peuvent que filmer. Ils ne peuvent que nous alerter. Regardez, la haine vient de frapper.

Ce n’est même pas la haine. C’est pire. C’est la bêtise. Le policier a la main dans sa poche. Il n’est pas en situation de légitime défense. Il n’est pas paniqué. Il n’est pas enragé. Il écrase un homme comme on écrase un insecte. Par réflexe. Parce que c’est ça qu’on fait. L’homme a beau gémir qu’il ne respire pas, l’agent ne l’écoute pas. Ne s’en soucie pas. Pourquoi l’écouter ? Un insecte ne parle pas. Le policier regarde ailleurs. Indifférent. La main dans sa poche.

Il est 10 h du matin et je viens de voir un homme mourir. Sur mon téléphone. Dans une petite image. L’incident est arrivé la veille, mais dans mon cœur, ça vient de se produire. Je ne m’attendais pas à ça. Jusque-là, ça allait bien. J’étais peinard. Il n’y avait personne à moins de deux mètres de moi. Et là, en un clic, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel viennent de s’effacer. Il ne reste que le noir et le blanc. Et le blanc me fait peur.

Je suis révolté, frustré, indigné, écœuré. Comme quand je regarde un documentaire sur l’Amérique des années 60. L’Amérique de la ségrégation. Du racisme. À la fin du documentaire, je peux me dire que ça fait 60 ans. Que les mentalités ont évolué. Que Barack Obama a été élu. Que de l’horreur comme ça, jamais plus.

Mais non. Ça ne change pas. Ou à peine. À peine de mort.

Ce qui me bouleverse le plus, dans la scène que je viens de voir, autant que le genou sur le cou, c’est la main dans la poche. La main dans la poche du gars au-dessus de ses affaires. Du gars en contrôle. Du fort. Du trop fort. Invincible. Inatteignable. L’uniforme de la bonne couleur. La peau, aussi. Relaxe. Regardez, j’ai même pas besoin de mes mains pour maîtriser un voyou. Juste un genou. Facile. Un peu plus, il pourrait faire la circulation, en gardant la pose : « Circulez, circulez, il n’y a rien à voir. Opération de routine. Si vous saviez comme on a l’habitude. C’est pas notre premier barbecue. En parlant de barbecue, les gars, on va manger où ? »

Le genou sur le cou, la main dans la poche, jamais la suprématie ne fut aussi bien illustrée. Aussi provocante. Aussi injuste. Aussi déséquilibrée.

Il serait temps que les Blancs sortent leurs mains de leurs poches. Chaque fois que je suis confronté à ces scènes répugnantes, le Blanc que je suis ne s’identifie pas, bien sûr, aux agresseurs. Je suis du côté des victimes. Je suis du côté des Noirs. C’est bien ainsi. Mais que je le veuille ou non, je suis un Blanc, un chanceux qui risque très peu de se faire traiter de cette façon. Il faut se dissocier de ces actes avec autant de volonté que la communauté noire les dénonce. La lutte contre le racisme ne peut pas être menée seulement par ceux qui en sont victimes. Elle doit être menée aussi par ceux qui en sont témoins. Parce qu’ils possèdent les armes pour la pourfendre.

Le coronavirus s’attaque à tout le monde. Noirs, Blancs, Jaunes, Rouges, pauvres, riches, hommes, femmes et les autres. La planète en entier s’est mobilisée. On est tous concernés. Et on opère. Du mieux qu’on peut.

Si on se sentait tous concernés par la mort de George Floyd, à Minneapolis, lundi soir dernier, les choses auraient des chances de changer. Le problème, c’est que ça nous dérange le temps d’un tweet. Et qu’après, la vie continue, parce que nous ne sommes pas, nous-mêmes, en danger.

Faudrait s’en occuper parce qu’on peut finir par l’être.

Les racistes sèment la violence, mais les autres la laissent pousser.