Ils ont misé la ferme et ils ont perdu.

Pardon, ils n’ont pas perdu. À ce jeu-là, les Beaudoin-Bombardier risquent, mais ne perdent jamais.

Nous avons perdu. Le Québec a perdu.

On nous dira cette chose un peu bizarre : en démantelant pièce après pièce Bombardier, on l’a sauvée !

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Laurent Beaudoin et son fils Pierre, en 2014

Étrange consolation. Comme si après avoir vendu tous les rayons d’un supermarché, on se réjouissait de la survie de la boulangerie.

De ce qui a fait la gloire de cette multinationale et une vraie fierté nationale, il ne reste à peu près rien : les avions d’affaires.

Et on ne sait même pas si ça ne sera pas vendu aussi.

Qu’est-ce donc que la « survie » d’une multinationale dont il ne reste qu’un petit bout ?

Ce nom qui résonnait sur tous les continents ?

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Il y a une pudeur au gouvernement à trop dénoncer la conclusion de cette aventure. Bombardier est une très rare multinationale manufacturière vraiment canadienne. Elle conserve ici des usines importantes. Il reste une expertise.

On ne dira jamais trop que l’aventure de la C Series a vu naître ici un avion extraordinaire, avant-gardiste.

On ne peut pas effacer le passé, non plus.

Toute la transformation de cette entreprise de motoneiges en une multinationale du train et de l’aviation est une aventure grandiose.

Laurent Beaudoin ne s’est pas seulement « bien marié » en épousant une des filles du génial Joseph-Armand Bombardier. L’amertume de la fin ne doit pas faire oublier qu’il a été un entrepreneur exceptionnel et un visionnaire. Transformer une usine de « ski-doo » en chaîne de montage de voitures de métro à La Pocatière dans les années 70 n’allait pas forcément de soi.

On a beau dire qu’il a acheté Canadair du gouvernement fédéral pour une chanson, pas grand monde n’en voulait. Et il en a fait un immense succès. Le Jet régional (CRJ) a été un coup de maître signé par Beaudoin, « un des produits les plus rentables de toute l’histoire de l’aviation civile ».

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Les gouvernements ont pompé des milliards dans Bombardier, de diverses manières. Selon l’Institut économique de Montréal, très hostile aux subventions aux entreprises, c’est 4 milliards depuis 1966. D’autres ont parlé de 15 milliards, mais ça ne tient pas la route, parce que ça inclut les prêts à l’exportation (environ 10 milliards), qui ont été remboursés par les acheteurs d’avions, avec profit le plus souvent.

L’État de Washington, où est situé le siège de Boeing, et le gouvernement américain, par toutes sortes de politiques, subventionnent encore davantage l’avionneur américain. On peut en dire autant des Européens avec Airbus.

Bien souvent, on a attaqué l’aide à Bombardier hors Québec avec une sorte d’agressivité qui avait des relents d’antinationalisme québécois.

Le fait aussi que les actions de la famille Beaudoin-Bombardier soient « multivotantes » n’est pas non plus propre à Bombardier. Bien des sociétés canadiennes et d’ailleurs sont contrôlées de cette manière, et empêchent ainsi une prise de contrôle étrangère.

L’aide publique répétée, le contrôle de la famille… Tout ça ne serait pas un si gros problème si Bombardier avait été bien gérée, si elle avait un avenir.

Les annonces des derniers mois nous disent exactement le contraire.

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Déjà dans un livre paru en 2004 (1), le journaliste Peter Hadekel étalait tous les problèmes qui ont fini par faire couler l’entreprise.

On soulevait à l’époque « une exagération du bilan et le recours à des méthodes comptables extrêmement audacieuses », auxquelles Paul Tellier a mis fin… en radiant 2 milliards d’actifs sur les 4,7 déclarés en 2002.

La proximité de Laurent Beaudoin avec les différents gouvernements se reflétait de toutes sortes de manières. Tellier, ex-fonctionnaire numéro 1 du gouvernement fédéral avant d’aller « redresser » le CN, connaissait à fond tout l’appareil du gouvernement.

On a critiqué la formation d’un conseil d’administration trop complaisant, où les ex-politiciens ont circulé.

Depuis 20 ans déjà, le développement démesuré et l’endettement croissant soulèvent des inquiétudes. On a oublié l’épisode douteux de Bombardier Capital, où l’entreprise s’est lancée dans le prêt aux acheteurs de maisons mobiles, etc.

Ce n’est donc pour les spécialistes rien de nouveau, ni d’imprévisible, ce qui arrive aujourd’hui. L’entreprise s’est développée trop vite, et trop tout court. Elle s’est enfoncée un peu plus chaque année.

Et quand tout allait trop mal, il y avait toujours les fonds publics…

Les fonds publics, obtenus par un habile mélange d’arguments économiques rationnels, de flatterie nationaliste et de chantage pas toujours subtil à la délocalisation. Y compris pendant le référendum de 1995, où Laurent Beaudoin a laissé entendre que Bombardier devrait peut-être déménager en cas de victoire du « Oui »…

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On aura beau célébrer le génie, on aura beau glorifier le passé, ce lundi matin, il n’y a pas de quoi se réjouir.

Comme dans toute histoire qui finit mal, ce qui ressort aujourd’hui, ce sont les travers. Ces dernières années à demander encore et plus… sans savoir si on reverra cet argent.

C’est toute cette arrogance, aussi, ce sentiment d’invincibilité qui suintaient si souvent de ses dirigeants et de ces « ayants droit » perpétuels, sorte d’aristocratie d’affaires bien à l’abri même si son entreprise piquait du nez.

Risques publics, risques pour les retraités, les employés, les actionnaires… bénéfices pour la famille.

On y a mis beaucoup de « nous », dans Bombardier.

On a célébré ses victoires.

Son démantèlement, c’est aussi une défaite collective.

1. Bombardier, Peter Hadekel, Les Éditions de l’Homme