La dame au téléphone était vraiment sympathique, habile. Sa voix chaleureuse inspirait confiance. C’est bien simple, je l’aurais embauchée.

Sauf que cette Sophie Leclerc, comme elle disait s’appeler, n’était pas une vraie employée de Retraite Québec. Et l’erreur qu’elle disait vouloir corriger concernant mon dossier de Retraite Québec était imaginaire.

Bref, j’ai été l’objet d’un appel frauduleux, il y a trois semaines, comme l’ont été trois autres journalistes de La Presse.

Il fallait tout un culot. À nous quatre, nous avons publié plusieurs dizaines d’articles d’enquête ces dernières années. Alors, imaginez ce que ce genre d’arnaqueur peut faire avec des personnes peu méfiantes, comme certaines personnes âgées.

Mon téléphone de bureau a sonné en fin d’après-midi, le lundi 20 janvier. L’afficheur indiquait RRQ, sigle bien connu de la Régie des rentes du Québec (devenue Retraite Québec).

« Bonjour, Sophie Leclerc, de la Régie des rentes. Ça va bien aujourd’hui, malgré la température froide, ha ha ha… ?

— Oui, oui, ça va, et il fait très froid, effectivement. Vous m’appelez pourquoi ?

— C’est pour votre dossier personnel de la RRQ. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais il y a eu une erreur dans trois dossiers de journalistes de La Presse. On nous a donné l’adresse de bureau de La Presse plutôt que votre adresse personnelle pour la transmission de votre dossier.

— Ah bon ?

— Donc, peut-on avoir votre adresse pour vous envoyer vos relevés ? À moins que vous ne préfériez qu’on vous transmette le tout directement à La Presse ? Avez-vous confiance que ça demeurera confidentiel ?

— Euh, je préfère l’envoi à mon adresse personnelle. Mais bon… je ne vous connais pas… et avec l’histoire de Desjardins, je préfère ne pas vous donner cela au téléphone. Je veux bien être efficace, mais bon… Vous êtes de la RRQ ?

— Oui, oui, n’est-ce pas indiqué sur votre afficheur ?

— Euh… oui. Mais dites-moi, c’est un 450. La RRQ, ce n’est pas 418 ?

— Oui, nous sommes à Québec, mais nous avons aussi des bureaux à Laval et à Gatineau. Je vous appelle de Place Laval. Peut-être préférez-vous que je vous envoie le tout par courriel ? Ce serait plus simple. Il me faudrait votre courriel, alors.

— Euh… des documents personnels par courriel ? Non, non, pas vraiment. Mais dites-moi, comment expliquer que vous n’ayez pas mon adresse dans vos dossiers, depuis le temps que je cotise à la RRQ ?

— Oui, vous avez raison, il faudrait que je sorte votre dossier. C’est ce que je vais faire et vous rappeler. Mais bon, j’ai eu des problèmes avec votre centrale téléphonique à reconnaissance vocale, à La Presse, alors puis-je avoir votre cellulaire ?

— Euh… d’accord. C’est le 514… »

Il a donc fallu trois minutes à cette Sophie Leclerc pour avoir mon cellulaire.

Après avoir raccroché, j’ai eu des doutes. J’ai vérifié à Place Laval, où l’on m’a dit n’avoir aucun bureau de Retraite Québec. Et à Retraite Québec, on nous a indiqué n’avoir aucune Sophie Leclerc comme employée et ne jamais procéder de cette façon pour recueillir des renseignements.

Au numéro de Sophie Leclerc (450 639-2202), un message en anglais indique que la personne n’est pas disponible. Sur internet, ce numéro renvoie au fournisseur de services Iristel, où l’on nous dit ne pas avoir ce numéro dans sa liste. « C’est un appel frauduleux. Il existe des applications qui permettent d’afficher un numéro même si ce n’est pas le bon », m’explique le type de la sécurité d’Iristel.

Une chasse aux sources

Je sais, vous vous dites : est-ce si risqué de donner son numéro de cellulaire ? Ça dépend. On peut faire beaucoup de choses avec un numéro de cellulaire si l’on a, en plus, un courriel et une adresse personnelle. Surtout si on peut jumeler ces informations avec la date de naissance, que de très nombreux internautes, en majorité des jeunes, dévoilent nonchalamment sur Facebook pour qu’on leur souhaite joyeux anniversaire.

Et c’est là que l’histoire devient encore plus intéressante. Quel était l’objectif de cette « Sophie Leclerc » ? Frauder les comptes PayPal, Amazon et autres eBay de quatre journalistes chevronnés ? Trafiquer leurs comptes cellulaires, leurs cartes de crédit ?

En recoupant des informations, on penche plutôt vers une autre hypothèse, très troublante.

Selon nos observations, la dame cherchait les renseignements de quatre journalistes bien précis de La Presse, d’aucun autre. Or, il s’agit des quatre journalistes qui ont publié une enquête d’un grand intérêt public l’automne dernier.

Il faut savoir que quatre journalistes qui cosignent une enquête, c’est plutôt rare. Que ces quatre-là précisément aient signé ensemble, ce n’était jamais arrivé avant.

Sachant qu’au moins une des organisations visées par le reportage a déclenché une enquête par la suite, selon mes informations, il est bien probable que ces appels étaient destinés à quérir de l’information pour trouver nos sources sur cette affaire. Bref, on serait devant une chasse aux sources.

Ainsi, malgré tous les débats et les règlements encourageant les lanceurs d’alerte, malgré la reconnaissance du rôle essentiel des médias par les tribunaux, il appert que des organisations respectables tenteraient, par des moyens douteux, de dénicher nos sources. N’est-ce pas troublant ?

Quoi qu’il en soit, on peut en tirer une leçon : qu’on soit consommateur ou journaliste d’enquête, il faut toujours être sur ses gardes, le vol de renseignements est un jeu d’enfants.