Photos nues, culottes facultatives, patrons aux mains baladeuses, atmosphère de travail imbibée de cette idée que le sexe peut ouvrir bien des portes professionnelles…

Non, je ne parle pas du procès de Harvey Weinstein, qui suit son cours à New York, avec son lot de témoignages horrifiants, mais d’une nouvelle bombe qu’une équipe de journalistes d’enquête du New York Times vient de faire exploser, concernant cette fois les abus et la misogynie profonde au sein de l’entreprise de lingerie Victoria’s Secret.

Je ne sais pas si vous connaissez cette chaîne de boutiques de sous-vêtements féminins. Elle compte des succursales un peu partout dans le monde, dont quatre dans la région métropolitaine, au centre-ville, à Laval, à Saint-Bruno et à Pointe-Claire. 

C’est une enseigne venue des États-Unis, dont les campagnes et efforts de marketing ultra-sexualisés cochent à peu près tous les clichés et stéréotypes existants. Disons que la diversité — corporelle, ethnique, d’orientation sexuelle, etc. — et les petits seins ne font pas partie de ses valeurs intrinsèques. Et que s’il y a un but, ce n’est pas de faire en sorte que toutes les clientes se sentent intelligentes et aimées pour leur personnalité en achetant les produits.

PHOTO FRANÇOIS MORI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Défilé de Victoria’s Secret à Paris, en 2016

Dépassé ?

Oui, mais il fut une époque, avant #metoo, et alors que Harvey Weinstein produisait encore des films primés aux Oscars, où l’esthétique de Victoria’s Secret était omniprésente dans la culture populaire, propulsée par des égéries devenues, par l’entremise des fameux défilés des « anges » de VS, de véritables rock stars. De Gisele Bundchen à Bella Hadid, on n’ouvrait pas la porte très grande pour permettre aux clientes de s’identifier à ces images. Mais toutes les jeunes aspirantes modèles voulaient faire partie de l’équipe de Victoria’s Secret et les boutiques cartonnaient, remplies de jeunes femmes — et de leurs amoureux — adhérant à la vision de la féminité répandue par ces vendeurs de satin, de dentelle, mais surtout d’illusions pas nécessairement santé. 

Ce que le reportage du New York Times paru dimanche révèle maintenant, c’est que cette entreprise n’était pas juste sexiste dans sa proposition, mais qu’elle l’était aussi dans sa façon de fonctionner. 

Harcèlement, intimidation, inconduite sexuelle… Employées et mannequins victimes d’abus en tous genres, victimes de propos misogynes. Le reportage montre particulièrement du doigt le numéro un du marketing de l’entreprise, Ed Razek — qui a quitté son poste en août — et son patron, le milliardaire Leslie Wexner, très proche de feu Jeffrey Epstein, homme d’affaires mort en prison alors qu’il était accusé de nombreux crimes sexuels.

PHOTO JAY LAPRETE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Leslie Wexner, propriétaire de Victoria’s Secret

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Aujourd’hui, dans un monde qui célèbre de plus en plus la diversité et où les consommatrices ont de moins en moins envie de se faire vendre des images qui ne leur correspondent pas et qui ne les inspirent pas, l’entreprise vit des jours difficiles. 

Les ventes de Victoria’s Secret sont en déclin depuis 2016, ainsi que la valeur en Bourse de sa société mère, L Brands.

Mais si les consommatrices finissent par punir l’entreprise comme il se doit, en la délaissant, on ne peut que s’attrister en pensant à tout ce qu’il reste quand même de la culture que cette marque a imprimée sur son passage.

Et posons la même question pour Harvey Weinstein. Peut-on oublier que pendant des décennies, ce sont ses goûts, ses fantaisies, qui ont guidé le choix des actrices projetées sur les grands écrans ? Et qui ont donc participé à définir la représentation de la femme au cinéma.

Ne vous demandez-vous pas, parfois, ce que le monde serait aujourd’hui si on avait eu à la tête des grands véhicules de la culture populaire — la pub, le cinéma, la télé, les magazines — des gens célébrant la diversité de tout, non pas par principe, mais parce qu’eux, c’est ça qui les fait triper ? 

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Une influenceuse et styliste britannique que j’aime beaucoup, Abisola Omole, a écrit lundi sur Instagram un court texte sur la différence entre ceux qu’on voit marcher sur le trottoir pour aller aux défilés quand on assiste en personne à des semaines de mode, comparativement à ce qui se retrouve dans les médias et les réseaux sociaux sur ce qui est supposé être « le style de la rue ». 

Sur les réseaux sociaux, on a l’impression que pratiquement seules des femmes jeunes, ultra-minces et blanches participent à ces événements et donc déterminent ce qui est à la page, alors que sur le terrain, la réalité est tout autre, beaucoup plus diversifiée. 

Donc, finalement, écrit Omole, même dans la rue, « ce sont les photographes qui déterminent ce qui est le style », et non pas les modeuses elles-mêmes.

Bref, même quand on pense que les gens de la rue déterminent la culture populaire, la lorgnette des diffuseurs s’impose. 

Les Weinstein et Razek de ce monde étaient cela. Des lorgnettes qui ont imposé leurs propres fantasmes à des générations entières de femmes — qui ne se sont jamais vues à l’écran ou dans les vitrines des boutiques de lingerie — et à ceux qui les aiment et ont souvent dû déployer bien de l’énergie pour ramasser les pots cassés.

Le monde change et la diversité est de plus en plus présente dans la culture populaire. Regardez la une du ELLE Québec de février : elle met en vedette deux femmes amoureuses pour célébrer la Saint-Valentin.

Mais ce que l’enquête sur Victoria’s Secret doit nous rappeler — tout comme l’affaire Weinstein —, c’est qu’au-delà du tragique sort des victimes touchées directement par les comportements inacceptables de ces hommes en position de pouvoir, ce sont nos idées, nos perceptions, nos attentes, nos univers mentaux à tous et à toutes qu’ils ont imbibés de leur toxicité et totalement pollués pendant bien trop d’années.