« Quand on est dans la rue, on nous parle de refuge, on nous parle de nourriture. Mais c’est à l’intérieur de mon être que c’est brisé. Personne ne parle de la réparation intérieure », me disait Michel Sénécal, un homme sans-abri depuis cinq ans dont j’ai raconté l’histoire avant Noël.

Les mots de Michel ont particulièrement interpellé Léonie Couture, fondatrice de La rue des femmes. Réparer les âmes brisées, c’est précisément la mission qu’elle s’est donnée il y a 25 ans. Pas juste offrir un toit et une aide d’urgence aux femmes itinérantes, mais surtout soigner leurs blessures invisibles. Avec des résultats qui sont impressionnants.

Plus de 1000 femmes chaque année sont accueillies et soignées par La rue des femmes. Sous un même toit, elles ont accès à une multitude de services (psychothérapie, art-thérapie, yoga, chorale, etc.) qui leur permettent de se reconstruire, peu importe le temps que cela prendra. L’approche novatrice de l’organisme, fondée sur la « santé relationnelle », fait d’ailleurs en ce moment l’objet d’un projet de recherche de l’UQAM, financé en partie par Condition féminine Canada. Le projet vise à récolter des données probantes sur l’impact de cette approche auprès des femmes en état d’itinérance dans le but d’en faire un modèle à reproduire ailleurs au pays.

« Pour moi, ce n’est pas La rue de femmes. C’est les sauveurs des femmes ! », lance Sara, une jeune femme d’origine algérienne à qui l’organisme est venu en aide après une histoire de parrainage qui a mal tourné. « Ici, j’ai trouvé une famille. Je ne sens plus que je suis toute seule. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Léonie Couture, fondatrice de La rue des femmes

Autour de la table, en ce matin de janvier, Léonie Couture a invité les femmes qui le veulent à venir se raconter. Dehors, le froid est mordant. Mais pour elles, il y a plus cruel encore. « La plus grande menace pour les femmes, ce n’est pas le froid, c’est la violence », répète toujours Léonie.

Ces femmes ont très souvent survécu à de la violence extrême. Souvent depuis l’enfance. C’est le cas de Ginette, 66 ans, qui a atterri à La rue des femmes en 2006, après avoir perdu son logement. La « brisure » était beaucoup plus ancienne. « J’ai perdu mon enfance. Ça a commencé à 5 ans. J’ai été abusée de 5 ans à 13 ans. Ç’a été dur. »

La violence n’a pas cessé à l’âge adulte. La souffrance, non plus. Ginette cherchait en vain des moyens de l’anesthésier. « J’avais beau faire des thérapies, ça ne marchait pas. Les AA, je n’étais pas capable. C’est quand je suis arrivée ici, à La rue des femmes, que j’ai commencé à comprendre ce qui se passait. La souffrance de mes parents, la mienne. Mes blessures… »

Si tu te casses un bras, tu vas aller à l’hôpital, le docteur va savoir quoi faire. Et si on te donne un médicament pour la douleur, personne ne va te juger. Mais quand la brisure est en dedans et que tu as beau le dire sans qu’il y ait rien pour apaiser la douleur, c’est dur.

Ginette

Grâce aux soins patients et attentifs de La rue des femmes, elle a un regain de vie. « C’est ici que j’ai commencé à guérir. »

Elle fait partie notamment de la chorale de l’organisme. Ses yeux s’illuminent quand elle en parle. « J’aime chanter. Ça fait tellement de bien. »

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À ses côtés, Kim, une femme autochtone dans la quarantaine, qui vivait la pire saison de sa vie lorsqu’elle a atterri à La rue des femmes. Après une série de coups durs, elle a perdu un emploi qu’elle aimait et s’est retrouvée dans la rue, à consommer du crack. « Toute ma vie, j’ai pensé que c’était dans ma tête. Je trouvais ça difficile à accepter d’être amochée comme ça, de ne pas savoir ce que j’avais et d’être dysfonctionnelle. J’avais honte de moi. »

À La rue des femmes, pour la première fois de sa vie, on a mis des mots sur ce qu’elle avait vécu : des traumatismes à répétition. « J’ai été abusée pendant toute mon enfance par mon père. Il était aussi violent physiquement avec ma mère. Des fois, avec nous. Mais le plus souvent, quand ma mère était violentée par mon père, elle était violente envers nous. »

Bonne élève, Kim a malgré tout réussi à réaliser son rêve de faire des études et de décrocher un bon emploi. Mais sans savoir pourquoi, elle avait aussi depuis l’enfance des comportements autodestructeurs et s’est retrouvée à reproduire ce qu’elle avait vécu. Pendant des années, elle a subi les coups d’un conjoint violent.

Lorsqu’elle est arrivée à La rue des femmes, personne ne pouvait l’approcher. Elle dormait dans les lits d’urgence, parfois par terre sur le plancher de la cuisine.

J’étais sauvage. Je m’assoyais à ma table et je ne parlais à personne. Personne ne pouvait me toucher. Je me faisais toujours violenter dans la rue. J’y ai même vécu une agression sexuelle.

Kim

Petit à petit, on a réussi à l’apprivoiser. On lui a offert une chambre. Un espace à elle pour se reconstruire. L’accompagnement nécessaire pour traduire en justice son agresseur. Elle a suivi une thérapie avec succès. Et aujourd’hui, plus rayonnante que jamais, elle est prête à retourner au travail. « Ici, je suis redevenue humaine. »

Elle n’y serait jamais arrivée sans Léonie et les intervenantes de La rue des femmes. « Léonie, c’est ma deuxième mère », dit-elle, avec gratitude.

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Isabelle, qui a cogné à la porte de l’organisme en 2003, renchérit. « J’ai habité ici un an. Quand je suis partie, j’ai pu aller en appartement. C’était un vrai miracle. C’est La rue des femmes qui m’a sauvée. »

Enfant, elle a aussi subi des violences sexuelles. Elle a notamment été agressée par son beau-père. Il menaçait de la tuer si elle le dénonçait. Elle s’est décidée à le dire à sa mère quand elle a vu qu’il s’en prenait aussi à sa sœur. « Elle pensait que c’était juste des jeux de chatouilles. Elle ne nous croyait pas. Quand j’ai décrit le liquide blanc dans ma bouche qui goûtait dégueulasse, elle est devenue blanche. » Sa mère a quitté son conjoint et a déménagé avec ses enfants le jour même. « Elle a été une héroïne. On était en 1971. À l’époque, beaucoup de femmes restaient dans ce genre de situation, pour le confort, pour la sécurité financière. »

Adulte, elle a subi de la violence conjugale. Elle a fait une dépression majeure. Elle qui était une artiste, première de classe, qui avait déjà travaillé comme professeure, n’était plus capable de fonctionner au quotidien. « Je n’étais même plus capable de lire. Quand j’essayais de lire un article, j’avais l’impression que les mots bougeaient et ça n’avait plus de sens. »

Elle faisait des crises de panique. Elle se sentait comme une bombe à retardement. Elle pensait qu’elle était en train de devenir folle. « En fait, j’étais en choc post-traumatique majeur. Mais je ne connaissais rien de ça. » Lorsqu’elle est arrivée à La rue des femmes, après avoir été mise à la porte d’autres centres d’hébergement, Suzanne, l’intervenante qui l’a accueillie, l’a serrée dans ses bras après avoir entendu son histoire. Elle lui a dit : « Ici, tu vas rester le temps qu’il faudra. »

Un an plus tard, donc, elle volait de ses propres ailes. « C’est un chemin intérieur que les intervenantes nous font faire ici. Ce n’est pas juste manger et dormir. C’est vraiment une guérison. Ici, on réapprend à faire confiance à l’humain. »

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