Depuis un an, Jean Chrétien tente de convaincre le gouvernement canadien de procéder à une sorte d’échange de prisonniers avec la Chine.

D’un côté, Meng Wanzhou, détenue légalement (en confortable résidence surveillée) en vertu d’une demande d’extradition américaine ; de l’autre, deux Canadiens détenus en Chine sous de faux motifs, par mesure de rétorsion. L’ancien diplomate Michael Kovrig et l’entrepreneur Michael Spavor sont détenus — mais pas accusés — pour espionnage et privés de la plupart de leurs droits.

Pour apaiser la colère chinoise, qui a coûté cher aux agriculteurs et aux entrepreneurs, M. Chrétien trouve qu’on devrait ignorer le traité qui nous lie à notre principal partenaire économique, allié et gigantesque voisin, les États-Unis.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean Chrétien, ancien premier ministre du Canada

L’ancien premier ministre a commencé par émettre cette opinion en privé. Il en a ensuite fait part publiquement. Ce qui n’a fait que renforcer l’opinion du gouvernement chinois voulant que le gouvernement Trudeau puisse à sa guise envoyer paître les Américains et libérer Mme Meng.

Un autre ancien premier ministre, Brian Mulroney, plaidait aussi pour envoyer M. Chrétien comme émissaire en Chine, où il a de bons contacts avec le régime.

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Heureusement, le gouvernement Trudeau a clairement annoncé, et répété encore hier, qu’on n’allait pas bazarder l’État de droit pour calmer la dictature chinoise.

Après avoir dit pendant un an que l’affaire était devant les tribunaux et que le politique n’y toucherait pas, il serait assez gênant de faire un virage à 180 degrés.

L’ancien ambassadeur du Canada à Pékin Guy Saint-Jacques disait l’an dernier à mon collègue Marc Thibodeau que la Chine avait tenté d’user du même chantage en 2014, quand un homme d’affaires chinois avait été arrêté au Canada. Les États-Unis réclamaient Su Bin pour espionnage. Aussitôt, la Chine avait arrêté un couple de missionnaires canadiens installés dans le pays depuis des années. De hauts fonctionnaires chinois ont carrément pris contact avec l’ambassadeur pour faire un échange : libérez Su Bin, on libère les vôtres. La manœuvre a été refusée, et à la surprise générale, Su Bin a accepté d’être extradé et s’est reconnu coupable aux États-Unis.

Le couple a finalement été libéré, mais après des mois de procédure plus ou moins bidon.

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Accepter de marchander les libérations de prisonniers aurait sûrement un effet bénéfique sur les relations commerciales Chine-Canada. Mais cela validerait les prises d’otage judiciaires. Ça reviendrait à dire que la séparation des pouvoirs est aussi inexistante au Canada qu’en Chine. Ou que, quand il s’agit de ressortissants chinois, le politique peut contourner le processus judiciaire.

On veut vraiment ça ?

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Un traité d’extradition est un contrat entre deux pays qui exprime leur confiance réciproque dans leur système de justice. On n’a pas de traité d’extradition avec l’Arabie saoudite, par exemple.

Quand un suspect d’un crime au Canada est arrêté aux États-Unis, on veut pouvoir le juger ici. Et vice versa. On ne voudrait pas que ça se fasse pour des considérations politiques ou à la tête du client. Les règles sont claires : le ministre de la Justice du Canada agit devant une Cour supérieure au nom des États-Unis d’Amérique. Les É.-U. ont produit un résumé de la preuve et la liste des infractions reprochées. Si le crime reproché ou un équivalent existe au Canada, si une preuve semble exister (on ne fait pas le procès), le juge donne l’ordre et le gouvernement met le prisonnier dans le prochain avion.

PHOTO LINDSEY WASSON, REUTERS

L’audience sur la demande américaine d’extradition de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, a débuté lundi en Cour suprême de la Colombie-Britannique, à Vancouver.

À partir du moment où les Américains ont réclamé Mme Meng, on n’a pas à juger ici de sa culpabilité. Le gouvernement n’a pas non plus à arrêter la machine sous prétexte qu’il s’agit d’une suspecte « spéciale ». Ça doit être entre les mains de la juge Heather Holmes.

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Ça ne veut pas dire que tout cela n’est pas hautement embarrassant. Mais veut-on se mettre à genoux devant la Chine ou respecter ce traité majeur avec les États-Unis ? La réponse est assez évidente.

Ça ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas une composante politique dans l’enquête du FBI. Et juste pour ça, la cause de Mme Meng pourrait être une des rares où la personne visée gagne et fait rejeter la demande américaine.

Cette semaine, les avocats de Mme Meng tentent de démontrer que le crime pour lequel elle est recherchée au sud de la frontière n’existe pas ici. Cette fraude particulière qu’on lui reproche consiste à avoir aidé la société Huawei à faire des affaires en Iran malgré les sanctions économiques, et d’avoir menti à ce sujet à des banques américaines. Ces sanctions n’existent pas ici. L’argument est séduisant, mais… ce n’est pas tant que le comportement ne serait jamais un crime ici, c’est que les circonstances politiques sont différentes.

Ce qui risque d’être plus intéressant, c’est quand ses avocats plaideront en juin que la demande est purement politique, ou trop entachée politiquement. Hier encore, Donald Trump disait qu’il pourrait faire annuler cette demande d’extradition si jamais l’accord commercial avec la Chine est signé. C’est lui-même qui discrédite l’enquête du FBI en disant que son résultat peut être écarté tout bêtement. C’est la deuxième fois que le président américain fait ce genre de remarque sur Twitter au sujet de Mme Meng. De quoi étayer un argument voulant que sous ses dehors purement policiers, cette demande soit une manœuvre en partie politique. Ou, du moins, que l’extradition devienne un geste tellement politique qu’elle ne doit pas être autorisée.

Mais au point où on en est, c’est à la cour d’en décider, pas au gouvernement Trudeau, qui fait bien de résister à toutes les pressions.

Y compris les tirs « amis » d’anciens premiers ministres.