La dernière fois qu’elle l’a vue, c’était à la fin de la session, en décembre. Dans un Winners du centre-ville. Negar Borghei se préparait fébrilement à visiter ses parents à Téhéran, avec son mari. Elle achetait plein de vêtements pour eux.

« Les sanctions économiques, le régime iranien s’en fout, vous savez. C’est les gens qui souffrent. La monnaie [le rial] ne vaut plus rien. Il manque de tout. Tout est horriblement cher. »

Alors quand on visite la famille en Iran, on fait des provisions de plein de choses.

Celle qui me parle s’appelle Maryam Razaghi. Elle fait un doctorat en nutrition à McGill. Comme Negar, aussi étudiante en nutrition, c’est une diplômée de premier cycle d’une grande université de Téhéran. Et comme tous les Iraniens qui réussissent à se frayer un difficile chemin jusqu’aux études supérieures ici, elle a bûché extrêmement fort.

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Negar Borghei et son mari Alvand Sadeghi

Toujours est-il que Negar et son mari sont allés visiter la famille à Téhéran pendant le congé des Fêtes. Le 8 janvier, son frère les a reconduits à l’aéroport. Partout en ville, on parlait de guerre. Mais comment penser que l’armée iranienne allait ce matin-là abattre un avion civil d’Ukraine International Airlines par « erreur » ?

Negar, son mari, sa belle-sœur et sa fille sont des 176 victimes.

Un contingent formé presque entièrement d’étudiants et de diplômés irano-canadiens des grandes universités du pays.

Toute une jeunesse qui a fui non pas l’Iran, mais le régime théocratique des ayatollahs.

Toute une jeunesse abattue par le régime même qui bouche son avenir, et qui la fait s’envoler vers les quatre coins du monde.

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« Ç’aurait très bien pu être moi dans cet avion, dit Maryam. J’ai regardé les vols de dernière minute, et celui-là était moins cher que ceux qui passent par la Turquie ou le Qatar. Mais ma superviseure m’a donné du boulot, je n’avais pas le temps de partir… »

Déjà être admis aux études supérieures n’est pas une mince affaire pour un étudiant étranger. Ce l’est doublement ou triplement quand on est iranien, le Canada n’ayant plus de relations diplomatiques avec l’Iran depuis 2012. Il faut vouloir.

Tous ces jeunes visages qu’on voit défiler aux nouvelles, ce sont les visages d’une génération condamnée à émigrer pour s’épanouir. Ce sont les visages de ceux qui ont eu la chance, le talent et la persévérance d’être hautement instruits. Et qui s’exilent pour respirer, pour vivre libre ou juste pour travailler.

« Ma sœur est partie en France, mon frère, à Dubaï. Certains ont une famille en Iran, ils doivent rester. Mais les gens n’en peuvent plus, ils sont tellement fatigués. Le travail est rare et mal payé. Quand je suis partie, il y a quatre ans, deux litres de lait coûtaient entre 2 et 3 dollars ; maintenant c’est 12… 15 dollars… Pour arriver, les gens accumulent les petits boulots. »

Ce que Maryam voudrait faire comprendre, c’est qu’autant on peut détester le régime en place, autant on n’accepte pas que les États-Unis s’en prennent à l’un de ses dirigeants ou menacent d’écraser le pays.

Je ne soutiens pas ce régime. On n’en peut plus, de ce régime, je vous l’ai dit. Mais c’est notre pays. Je suis iranienne. Je suis perse. C’est tellement triste d’imaginer ce qui arrive à ce pays qui a déjà tellement brillé dans l’histoire…

Maryam Razaghi

« Les gens sont épuisés. Ils n’en peuvent plus des mensonges. De la discrimination envers les femmes. Ma cousine s’est fait arrêter parce que son hijab était sur ses épaules pendant qu’elle conduisait. Le policier lui a dit qu’elle risquait la prison la prochaine fois. On est obligées de porter le voile sur la tête dès qu’on sort, mais entre nous, dans les jardins, on ne le porte pas. Dans ma famille, on n’est pas religieux. D’autres sont athées. Les dirigeants, ils portent le masque de l’islam. Mais ils ne sont d’aucune religion, si la religion est censée nous dire de faire le bien, d’être joyeux… 

« Comprenez-moi : ma famille était liée à l’ancien régime et n’a jamais soutenu [le général Qassem] Soleimani. Mais il a participé à la lutte contre l’État islamique et protégeait le pays. Alors, le voir se faire assassiner, c’est comme si le chef de l’armée américaine avait été assassiné par un autre pays : leur pays se rallierait aussi, peu importe les opinions. Nous étions donc tous contre cette action. »

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Après le mouvement de solidarité nationale qui a suivi l’assassinat de Soleimani, les Iraniens se sont retournés contre ce régime après que l’armée a abattu le vol 752.

« Ils ont commencé par nous cacher la vérité ; ensuite, ils ont dit que c’était une erreur, mais si c’était une erreur, elle était facilement évitable. Pourquoi laisser voler des avions quand, partout dans le pays, c’était la panique, quand on avait tellement peur d’une riposte américaine ? En ce sens, ces morts sont aussi le dérivé de la décision de Trump. »

Autrement dit, vu de Téhéran ou de Montréal, on n’a pas à soutenir une politique pour dénoncer l’autre.

L’avenir ?

« Pour l’instant, rien ne change, mais il faut être optimiste… à long terme. »

« Notre tristesse est trop grande, les mots ne parviennent pas à la décrire… Mon cœur est déchiré ; j’en ai la moitié en Iran, l’autre au Canada. »

« Ce n’est pas un bon moment pour parler d’avenir. J’essaie de garder espoir. Pour me donner du courage, je me rappelle cette maxime qui dit que le mal et la méchanceté ne peuvent pas durer toujours… »

Quand on étudie aussi longtemps, quand on consacre autant d’énergie dans des labos à chercher des solutions pour soulager les souffrances humaines, on ne peut apparemment pas être totalement pessimiste.

« Vous avez vu la photo de Negar ? Vous avez vu sa joie, l’intelligence dans ses yeux ? »

Oui, on a vu tout ça, qu’un missile a détruit l’autre jour. Toute une jeunesse qu’on a abattue.

Par « erreur ».