Ce conte de Noël commence le 7 juillet. Je sais, ça ne fait pas très sérieux de commencer un conte d’hiver en plein été. Mais c’est bien ce qui s’est passé. Et c’est un peu de votre faute.

C’est l’histoire d’une professeure dévouée qui sait que la musique a le pouvoir de changer des vies et qui avait une cause chère à son cœur : mettre de la musique dans la vie d’enfants syriens qui ont subi les affres de la guerre.

C’est l’histoire d’une Montréalaise généreuse qui regrettait que son beau piano soit silencieux depuis trop longtemps.

C’est l’histoire d’enfants syriens forcés à l’exil qui ne pouvaient espérer mieux que de faire résonner ses notes.

C’est l’histoire d’un cercle vertueux auquel contribuent très souvent nos lecteurs.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Carole Davis et Rima Mawad discutent alors que les jeunes Hanna, Rona et Karin s’exercent au piano.

Tout a commencé dans une chronique publiée un dimanche de juillet. Dans le cadre d’une série estivale appelée « Tout ne va pas si mal », je racontais l’histoire de Jo-Anne Fraser, coordonnatrice de programme au département de musique du cégep de Saint-Laurent, qui m’avait écrit une lettre très émouvante. Dans les années 70, ma mère avait été sa professeure de maths. Une prof marquante pour elle même si elle n’aimait pas trop les maths. Quarante ans plus tard, Jo-Anne voulait lui dire merci.

Elles se sont donc retrouvées autour d’un café. Et elles se sont mises à parler comme si elles ne s’étaient jamais quittées. Jo-Anne confiait à ma mère qu’elle aimerait lancer une campagne de récolte d’instruments de musique afin d’offrir des cours à des jeunes réfugiés syriens. Comme ma mère, qui a quitté sa Syrie natale pour le Québec en 1967, fait du bénévolat auprès de nouveaux arrivants syriens, elles ont convenu d’y travailler ensemble. « Moi, la musique m’a sauvé la vie », me disait Jo-Anne, émue.

J’ai glissé quelques mots à ce sujet à la fin de mon article, sans me douter de rien.

Le jour de la publication de la chronique, j’étais en vacances. Jo-Anne, aussi. En quelques heures, ma messagerie s’est remplie d’instruments à offrir. Des pianos, des violons, des guitares, des batteries, alouette… Des messages tous plus émouvants les uns que les autres que j’ai fait suivre à Jo-Anne le jour même.

Jo-Anne était sur la route entre Montréal et Gaspé. Ce n’est qu’en fin de journée qu’elle a jeté un coup d’œil à son téléphone. Elle a été renversée. Touchée droit au cœur par la générosité des lecteurs. Elle avait lancé l’idée comme ça, sans trop y réfléchir. Maintenant, elle n’avait plus le choix. Un orchestre l’attendait au détour ! Il fallait aller de l’avant avec le projet.

C’est ainsi qu’est né MusiquEntraide, un programme d’enseignement de la musique destiné aux enfants de familles de réfugiés syriens, en partenariat avec l’Entraide Bois-de-Boulogne, un organisme communautaire dont la mission est de faciliter l’intégration à la société d’accueil des familles du Moyen-Orient nouvellement arrivées.

Parmi les nombreux lecteurs qui ont contribué à ce projet, il y a Carole Davis. Mme Davis, 64 ans, est une infirmière à la retraite. En 1998, à la suite d’un héritage laissé par sa bien-aimée tante Lucille, elle a acheté un piano Young Chang. Elle rêvait de jouer du piano depuis qu’elle était toute petite. À la mort de sa tante, elle s’est dit que c’était l’occasion de réaliser son rêve d’enfant. « J’ai suivi quelques cours, mais j’ai vite réalisé que j’avais peu de talent », m’a-t-elle écrit.

Elle avait toujours pris grand soin de son piano en le faisant accorder, précisait-elle. « J’aimerais participer à la campagne de Mme Fraser en offrant mon piano pour ses jeunes protégés. En espérant que son projet se réalise, pour le plus grand bien de ces enfants. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Carole Davis (en rouge, au centre) fait partie des généreux lecteurs qui ont contribué à la mise sur pied du programme MusiquEntraide. Le projet est né de la collaboration entre Jo-Anne Fraser, coordonnatrice de programme au département de musique du Cégep de Saint-Laurent, Gina Haffar Wakil, de l’Entraide Bois-de-Boulogne, et Amal Karazivan. On les voit ici en compagnie de la famille Suliman et des enseignants Florence Mailloux et Duy-Dan Nguyen.

Propulsé par la générosité de nos lecteurs, le projet s’est réalisé en un temps record. Très vite, on a fait la cueillette et l’inventaire des instruments de musique qui allaient être prêtés aux familles intéressées.

Il a fallu déménager de grands pianos dans de petits appartements – et admettre dans certains cas que c’était impossible –, faire le lien entre les donateurs et les familles, recruter des étudiants-professeurs, fabriquer des horaires de cours, trouver le jumelage parfait élève-étudiant-instrument, communiquer avec les parents qui, dans bien des cas, ne parlent pas encore le français…

Ça aurait pu prendre un an. C’est bien mal connaître le dévouement et la détermination de Jo-Anne Fraser. C’est aussi bien mal connaître son ancienne prof de maths qui, selon des sources bien informées, n’aime pas trop le niaisage… En quelques semaines, c’était réglé, le projet a été lancé. Dès la première semaine d’octobre, une quarantaine d’enfants de 5 à 16 ans de l’Entraide Bois-de-Boulogne ont commencé à suivre des cours de musique donnés par 13 étudiants-professeurs du département de musique du cégep de Saint-Laurent.

C’est ainsi que le beau piano de Mme Davis a migré de l’arrondissement d’Anjou à celui de Saint-Laurent et s’est remis à vibrer sous les doigts des enfants de la famille Suliman. Dans le banc du piano, Mme Davis avait pris soin de placer des cadeaux pour les enfants, dont un métronome et des partitions. Pour Rona, 12 ans, Hanna, 9 ans, et Karin, 6 ans, le jour de la livraison du piano, c’était Noël avant Noël.

***

Un soir froid et pluvieux de novembre, où les trois enfants avaient leur cours de piano, j’ai assisté à la rencontre émouvante de tout ce beau monde au cégep de Saint-Laurent. Mme Davis voulait rencontrer la famille qui avait hérité de son piano. La famille Suliman voulait remercier Mme Davis. La rencontre a eu lieu dans le bureau de Jo-Anne Fraser et s’est poursuivie dans le corridor pendant que les enfants suivaient leur cours.

Mme Davis avait préparé une carte de Noël pour la famille Suliman. Elle leur a offert aussi des partitions qu’elle a reçues en héritage de la sœur de son père, sa tante Virginia, morte en 2014, dont elle a collé une photo sur la carte. « Virginia était une jeune fille et une dame aux multiples talents. Je suis persuadée qu’elle saura, de l’au-delà, vous accompagner dans votre apprentissage du piano. »

PHOTO FOURNIE PAR MUSIQENTRAIDE

Le beau piano de Carole Davis s’est remis à vibrer sous les doigts des enfants de la famille Suliman.

Rima Mawad, la mère des trois enfants, avait aussi un cadeau pour Mme Davis. Un châle en laine que la dame a mis sur ses épaules dès qu’elle l’a déballé. Les deux femmes se sont serrées dans leurs bras, sous le regard ému de Jo-Anne Fraser. Je ne saurais dire qui des trois était la plus reconnaissante.

***

Originaire de Lattaquié, en Syrie, la famille Suliman a posé ses valises à Montréal le 20 février 2017. Tandis que l’on entendait les enfants jouer du piano, j’ai demandé à la mère de me raconter comment la famille avait vécu cet exil rendu inévitable par la guerre. Ses yeux se sont embués. « C’était très dur… » Elle n’a pas pu finir sa phrase. Des larmes ont coulé sur ses joues. Mme Davis a sorti un mouchoir et le lui a tendu. La mère a raconté que son fils Hanna, qui avait 6 ans à leur arrivée au Québec, avait eu du mal à s’adapter à l’exil. « Il avait toujours mal au ventre. Il ne voulait plus manger. »

Ce qui pesait le plus au début, ce n’était pas tant le froid que la solitude. Être loin de leurs proches et de leurs amis. Petit à petit, les choses se sont placées.

À Montréal, les enfants se sont faits des amis à l’école et à l’église – la famille fait partie de la minorité chrétienne de Syrie, qui est l’une des plus anciennes communautés chrétiennes au monde. Les parents travaillent d’arrache-pied pour reconstruire leur vie. Le père, qui travaillait dans l’import-export en Syrie, a ici un job de jour et un autre le soir. La mère, qui a un diplôme technique en génie, travaille à temps partiel dans une usine, tout en veillant à temps plus que plein au bien-être de ses trois enfants.

En septembre, lorsque la mère a assisté à une soirée d’information de l’Entraide Bois-de-Boulogne où on expliquait être à la recherche d’enfants voulant suivre des cours de musique, ses yeux se sont tout de suite illuminés. Elle savait que c’était le genre de choses qui allait contribuer à adoucir la vie de ses enfants. Dans leur maison, en Syrie, son mari avait un piano électronique, associé à des souvenirs heureux. Dès qu’il jouait, les enfants se rassemblaient autour de lui pour l’écouter.

Je me suis dit que ce serait bon pour eux d’apprendre le piano. Pour le développement de leur cerveau, mais aussi pour leur humeur. La musique, ça fait tellement du bien… Et ça les tient loin des écrans !

Rima Mawad

Dans le corridor, Mme Davis et Rima Mawad se sont échangé leur numéro de téléphone et leur courriel. La mère confiait que, bien qu’elle ait suivi des cours de francisation, elle n’avait pas suffisamment l’occasion de s’exercer à parler français. Au travail, ses collègues parlent arabe entre eux. Mme Davis, qui a elle-même appris plusieurs langues, lui a dit que la clé, c’était la pratique. Elle a proposé à la mère de famille de faire avec elle des séances privées de conversation en français. « Je pourrais venir au moment qui vous convient ! »

***

Le programme MusiquEntraide n’est pas qu’un beau cadeau dans la vie de jeunes réfugiés syriens, à qui on donne la chance de canaliser leurs émotions par la musique. C’est aussi un cadeau dans la vie d’étudiants en musique du cégep de Saint-Laurent, pour qui c’est à la fois une première expérience d’enseignement et l’occasion d’être sensibilisés à la réalité de nouveaux arrivants. Les étudiants qui souhaitaient obtenir une bourse pour participer au projet devaient soumettre une lettre d’intention. Plusieurs ont souligné le rôle crucial que l’apprentissage de la musique a joué dans leur vie. C’est le cas de Laurent Pinet-Germain, 22 ans, étudiant en piano-jazz. « À 13 ans, j’ai eu de l’aide financière pour un cours de guitare. Et ça a fait toute la différence pour moi. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Duy-Dan Nguyen est impressionné par les progrès de la petite Karin, 6 ans.

Même chose pour Duy-Dan Nguyen, 19 ans. « À 16 ans, je me suis trouvé un travail pour me payer des cours de piano. » Lui-même petit-fils de réfugiés vietnamiens, Duy-Dan se sent privilégié de transmettre sa passion pour la musique à une fille de réfugiés syriens. Il est aussi fier de voir les progrès fulgurants que la petite Karin a faits en moins de deux mois. « Elle comprend vite ! Elle saisit parfaitement bien le rythme ! »

Quant à Mme Davis, en voyant briller les yeux de Rona, Hanna et Karin, en les entendant jouer Mon beau sapin, en discutant avec leur mère, elle est particulièrement heureuse de constater que le don de son piano sert une si belle cause. « Un piano n’est pas un objet comme un autre. Il y a quelque chose d’affectif. Pour moi, de rencontrer la famille Suliman, de voir le courage de ces gens, ça donne beaucoup de sens à ce geste. »

En cette veille de Noël, les enfants de la famille Suliman feront résonner le beau piano de Mme Davis. Et pour elle, comme pour eux, le pouvoir magique de la musique qui met en sourdine le bruit des bombes, sera le plus beau des cadeaux.