Au Québec, une douzaine de femmes chaque année sont assassinées par leur conjoint ou leur ex-conjoint.

« C’est Polytechnique chaque année », observait Manon Monastesse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes après l’homicide conjugal de Pointe-aux-Trembles dans lequel Dahia Khellaf et ses deux enfants ont perdu la vie, la semaine dernière.

Poly tous les ans… L’image m’a frappée, car elle est malheureusement juste.

Le plus souvent, pour rendre compte d’une tragédie qui a fait plusieurs victimes, il nous faut donner un visage à chacune d’elles, raconter une à une leurs histoires. Mais pour avoir un portrait juste de phénomènes systémiques, il nous faut aussi faire l’exercice contraire : regrouper les histoires qui se suivent et se ressemblent. S’éloigner pour avoir une vue d’ensemble.

Ce n’est qu’en les alignant que l’on comprend que même si les victimes de violence conjugale ne sont pas toutes mortes au même endroit et au même moment, le scénario, lui, est toujours le même. Toujours aussi effroyable.

On ne parle pas de banales « chicanes » de couple. On ne parle pas d’un conjoint ou d’un ex qui a « perdu le contrôle ». On parle au contraire de cas où la violence est l’outil choisi pour garder le contrôle, pour dominer l’autre, pour affirmer son pouvoir sur une femme – 80 % des victimes d’homicides conjugaux sont des femmes.

PHOTO JOHNNY MILANO, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

« Lorsque, dans un contexte de violence post-séparation, les femmes disent avoir peur pour elles et pour leurs enfants, il faut les prendre au sérieux et veiller à assurer leur sécurité », écrit notre chroniqueuse.

En plus des 12 femmes qui ne sont plus là pour raconter leur histoire, elles sont des milliers chaque année à mourir autrement. À mourir de peur, craignant de faire partie, avec leurs enfants, des statistiques funestes. À crier sans que leurs appels à l’aide et leurs craintes soient pris au sérieux.

Je pense à K.G., cette mère courageuse, survivante d’une tragédie annoncée, dont le cri du cœur à l’endroit d’un système qui a failli à protéger sa famille d’un ex-conjoint violent a fait les manchettes cette semaine. On a tenté de lui faire croire qu’elle et sa fille étaient en sécurité après la mise en liberté de son ex-conjoint qui, lui disait-on, avait eu une « bonne conduite » en prison. On lui a dit qu’elle avait des « conditions blindées ». Elle ne l’a jamais cru. Elle se sentait en sursis. Son intuition lui a malheureusement donné raison lorsque son ex, un couteau à la main, lui a dit : « Guy Turcotte, c’est mon idole. »

(Re)lisez le texte « 150 minutes de terreur »

Sur Facebook, le lendemain du drame, la survivante a interpellé Justin Trudeau. « Monsieur Trudeau, est-ce que vous regardez les nouvelles ? Aux nouvelles, ils en parlent tous les jours, des drames familiaux. Les ex-maris et conjoints qui n’acceptent pas la séparation et qui s’en prennent à leur femme et à leurs enfants ! Pouvez-vous agir en termes de prévention et éviter ces drames ? Ajustez le système judiciaire et policier ! Ma fille et moi, nous avons survécu et ce ne sont pas les conditions blindées qui nous ont protégées ! »

Son cri du cœur, qui survenait quelques jours après le triple meurtre de Pointe-aux-Trembles, a eu l’effet d’un électrochoc. Ébranlé, le premier ministre François Legault a confié à la ministre Isabelle Charest, responsable de la Condition féminine, la coordination d’un plan d’action contre la violence conjugale. L’idée est de mettre en place, dès le retour des Fêtes, « une structure au sein de laquelle les ministres concernés par la problématique de la violence conjugale pourront se concerter », me dit Alice Bergeron, attachée de presse de la ministre Charest.

On ne peut que saluer la volonté du gouvernement Legault de faire de la prévention de la violence conjugale et de la protection des victimes une priorité et de s’assurer que tous les ministères dont relève cet enjeu (Justice, Sécurité publique, Santé et Services sociaux, Condition féminine…) se parlent. Mais je me pose quand même une question. Un plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale existe déjà. Les solutions sont connues. Pourquoi multiplier les plans d’action au lieu de passer à l’action ?

« Ce que l’on souhaite faire, c’est considérer la problématique dans toute sa complexité, afin de pouvoir travailler à la fois à prévenir les situations de violence conjugale et à venir en aide aux victimes. L’objectif est de bonifier le plan existant, avec une augmentation des ressources allouées à la lutte contre la violence conjugale, celles prévalant actuellement n’étant pas suffisantes », précise l’attachée de presse de la ministre de la Condition féminine.

On promet que la ministre « aura les coudées franches pour agir rapidement et efficacement, avec le soutien de ses collègues ». La priorité ? La sécurité des femmes en situation de vulnérabilité. Plusieurs solutions qui relèvent du domaine policier et judiciaire sont envisagées. « Cependant, plusieurs de ces solutions sont de compétence fédérale. Nous souhaitons donc que le gouvernement fédéral se penche rapidement sur ces questions afin que les femmes victimes de violence conjugale puissent se sentir en sécurité. »

Sabrina Lemeltier, directrice de la maison d’hébergement pour femmes avec enfants La Dauphinelle, où s’était déjà réfugiée K.G., a bon espoir que l’indignation suscitée par sa terrible histoire et celle de Dahia Khellaf mène enfin à des actions. La veille de l’agression subie par K.G., elle publiait dans la section Débats de La Presse un texte d’opinion au titre tristement prémonitoire : « L’histoire se répète, encore et encore ».

Le lendemain, en constatant que K.G. n’était pas à la fête de Noël rassemblant les femmes et les enfants hébergés cette année à La Dauphinelle, son intervenante en suivi post-hébergement a tout de suite été très inquiète. Et elle avait malheureusement raison de l’être.

Pour mieux protéger les femmes et les enfants, la première action qui s’impose est, comme dans le cas du mouvement #metoo, de croire les femmes, rappelle Sabrina Lemeltier. Lorsque, dans un contexte de violence post-séparation, elles disent avoir peur pour elles et pour leurs enfants, il faut les prendre au sérieux et veiller à assurer leur sécurité.

Le cas de K.G. est particulièrement troublant, car elle avait un parcours sans faute. Elle avait pris toutes les mesures possibles pour que sa fille et elle soient en sécurité. Elle avait porté plainte à la police. Elle avait passé un certain temps dans une maison d’hébergement. Elle avait changé d’appartement, changé de lieu de travail, changé de voiture. Elle alertait la police lorsqu’elle était inquiète.

Si on l’avait écoutée lorsqu’elle a interprété comme une menace le fait que son ex-mari a écrit sur Facebook qu’il voulait passer Noël avec elle et sa fille, si on avait bien évalué la dangerosité de son ex-conjoint avant de le libérer de prison, si son ex-mari avait porté un bracelet électronique anti-rapprochement – un outil déjà utilisé ailleurs que Québec se dit « ouvert » à étudier –, on aurait sans doute pu éviter une tragédie annoncée.

Si l’évaluation de la dangerosité d’un conjoint ayant des comportements violents au stade de la mise en liberté provisoire est déjà prévue, comme projet pilote, dans le Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale 2018-2023, elle doit se faire avec le consentement de la personne accusée, déplore Sabrina Lemeltier. Résultat : elle ne se fait pas, car aucun accusé, de son plein gré, ne veut s’y soumettre.

Pour mieux protéger les victimes et prévenir toute récidive, cette évaluation ne devrait-elle pas se faire même quand l’accusé n’y consent pas ? Cela fait partie des mesures envisagées en ce moment par Québec, me dit-on. Le ministère de la Sécurité publique s’est engagé à travailler avec le Directeur des poursuites criminelles et pénales et le ministère de la Justice afin de « trouver une voie de passage procédurale » qui permettrait de mettre en œuvre le processus d’évaluation sans que le consentement de l’accusé soit nécessairement requis.

Évidemment, on dira que c’est facile de dire tout ça après. Mais c’est bien là ce qu’il y a de plus effroyable : tout ça avait aussi été dit avant.

Depuis qu’elle a pris la parole avec courage, K.G. est inondée de messages de femmes qui vivent la même situation qu’elle. « Je l’ai fait parce que j’étais désespérée. Des femmes me disent : “Merci de parler pour nous. Nous, on n’ose pas.” » Elle a aussi reçu des messages de policiers qui lui disent : « Bravo. Vous avez raison. » « Mais je ne veux pas avoir raison, me dit-elle. Je veux juste être protégée. »

Si le plan d’action commandé par le gouvernement Legault lui donne espoir, elle espère mieux du gouvernement Trudeau. « Puisque Justin Trudeau fait des visites dans des temples et des mosquées, j’aimerais l’inviter à la maison d’hébergement La Dauphinelle. Pour qu’il voie qu’aucune femme n’est à l’abri de cette violence. Peu importe son niveau de scolarité, son milieu social… »

Puisse son témoignage mener à des actions politiques à la hauteur de son courage.

Consultez le Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale 2018-2023

« Inimaginable », dit le ministre Lametti

Appelé à commenter le cas de K.G., le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a diffusé, jeudi, la déclaration suivante : « Ce qui est arrivé à K.G. est inimaginable. Je ne peux pas envisager la douleur qu’elle et sa famille vivent. Notre gouvernement est déterminé à soutenir les victimes de violences conjugales et à veiller à ce que les agresseurs soient traduits en justice. Au cours des quatre dernières années, nous avons adopté des lois criminelles plus sévères, y compris des peines maximales plus élevées pour voie de fait contre un membre de la famille, le renversement du fardeau de la preuve à l’étape de la mise en liberté sous caution pour les récidivistes et l’élargissement des paramètres de la violence entre partenaires intimes pour inclure les conjoints actuels ou anciens, les conjoints de fait et les partenaires amoureux.

« Nous avons également mis en place la toute première Stratégie fédérale de prévention de la violence fondée sur le sexe et nous nous sommes engagés à adopter un Plan d’action national pour veiller à ce que toute personne confrontée à la violence fondée sur le sexe ait un accès fiable à la protection et aux services, peu importe qui ils sont et où ils vivent. Nous sommes toujours prêts à collaborer avec le gouvernement du Québec, ainsi que les autres paliers de gouvernement et intervenants, pour trouver des façons de mieux protéger les victimes et de veiller à ce qu’elles puissent vivre en sécurité. »