Pendant que les citoyens sont exhortés à réduire leurs déchets, certaines entreprises et institutions publiques envoient de grandes quantités de matières recyclables directement aux ordures. En toute impunité.

Le Casino et la SAQ pris en défaut

À travers les machines à sous et les tables de jeu, les poubelles sont bien en évidence, au Casino de Montréal.

Mais il n’y a aucun bac de récupération.

Nulle part aux cinq étages du bâtiment où sont situées les aires de jeu.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le Casino de Montréal affiche un taux de récupération nettement inférieur à celui de la moyenne des ménages québécois.

Plus de 61 % des 1370 tonnes de matières résiduelles générées l’an dernier par le Casino de Montréal ont pris le chemin de l’enfouissement, reconnaît Loto-Québec. Seules 530 tonnes, dont la moitié de matières organiques, ont été récupérées afin d’être recyclées.

C’est donc dire que le Casino de Montréal affiche un taux de récupération d’à peine 39 %, ce qui est nettement inférieur à la moyenne des ménages québécois, qui était de 52 % en 2018, selon les données dévoilées à la mi-novembre par Recyc-Québec.

« Le Casino a dû retirer les bacs dédiés au recyclage, puisque les matières recueillies étaient contaminées [par des déchets non recyclables], ce qui faisait en sorte qu’elles ne pouvaient plus être envoyées au recyclage », a justifié dans un courriel à La Presse Renaud Dugas, porte-parole de Loto-Québec.

La société d’État a « réduit de façon significative » l’utilisation du plastique au Casino en retirant les pailles, les bâtonnets et les couvercles, ajoute-t-il toutefois.

« C’est du gros n’importe quoi ! », s’exclame Louise Hénault-Éthier, chef des projets scientifiques à la Fondation David Suzuki.

Ça n’a juste aucun bon sens qu’une organisation comme ça, qui fait du cash comme ça ne se peut pas, ne fasse pas sa part.

Louise Hénault-Éthier, chef des projets scientifiques à la Fondation David Suzuki

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Les employés du casino sont invités à trier leurs restes de table.

Loto-Québec a finalement recommuniqué avec La Presse pour indiquer que de nouveaux bacs de récupération mieux adaptés seront réinstallés au Casino « au cours des prochains mois » et que la maison de jeu s’est fixé l’objectif d’atteindre un taux de récupération des matières résiduelles d’« au moins 70 % ».

Loto-Québec a également invité La Presse à visiter les cuisines du Casino pour montrer les efforts de récupération qui y sont faits, comme le tri des matières recyclables par les employées et la récupération des restes de tables, qu’une entreprise de compostage vient chercher.

La vaisselle à usage unique aussi est compostée, le Casino n’étant pas en mesure d’utiliser uniquement de la vraie vaisselle pour servir les quelque 5000 repas qu’il prépare quotidiennement.

« On a une seule laverie et c’est assez sportif », explique le chef exécutif Jean-Pierre Curtat.

Boîtes de carton plein les poubelles à la SAQ

Les boîtes de carton bien propres côtoyaient les sacs à ordures en plastique noir dans la benne à ordures de la succursale de la Société des alcools du Québec (SAQ) du Centre Rockland, à Mont-Royal, a observé La Presse par un vendredi matin de novembre.

La SAQ n’a « aucune idée comment ça a pu arriver », a déclaré à La Presse son porte-parole, Mathieu Gaudreault, expliquant que la succursale du Centre Rockland dispose même d’un compacteur à carton, pour faciliter sa récupération. « Ce serait vraiment quelque chose de ponctuel, je ne peux pas l’expliquer, ça reste inacceptable, ajoute M. Gaudreault. On va profiter de l’occasion pour faire un rappel dans l’ensemble de nos succursales. »

La société d’État affirme que 70 % de ses succursales sont desservies par une entreprise privée pour la récupération des matières recyclables. Dans 20 % des cas, c’est plutôt le bailleur ou la municipalité qui s’en charge. Les autres succursales disposent d’un compacteur à carton, et ce sont les camions de livraison de la SAQ qui le récoltent. L’entreprise publique n’était toutefois pas en mesure de fournir à La Presse des données sur la gestion de ses matières résiduelles.

Même présence de boîtes de carton dans les ordures à la succursale du magasin de meubles Structube de la rue Jean-Talon, également à Mont-Royal, ce qui a étonné le président de l’entreprise, joint par La Presse. « Il faut voir les efforts qu’on fait ici pour recycler tout le carton, toutes les palettes, les meubles [abîmés ou retournés], a lancé Eric Knafo. On est assez maniaques là-dessus ! »

Recycler les boîtes de carton représente d’ailleurs une économie pour son entreprise, explique-t-il. « Les poubelles, c’est le plus coûteux. »

Le magasin de la rue Jean-Talon est l’une des rares succursales dont l’entreprise ne contrôle pas la gestion des matières résiduelles, puisqu’il loue un espace dans un immeuble commercial, explique M. Knafo. « Je ne m’en lave pas les mains », enchaîne-t-il néanmoins.

Quelques jours plus tard, il a rappelé La Presse pour indiquer avoir demandé au propriétaire de l’immeuble de faire installer une benne à recyclage, ce qui devrait être fait la semaine prochaine.

Pas de récupération pour les aînés

Bouteilles de vin, pintes de lait, circulaires, contenants de plastique : les bennes à ordures de la résidence pour aînés Les Marronniers, à Laval, débordent de matières recyclables.

Le gigantesque complexe de 1041 logements, voisin de l’hôpital de la Cité-de-la-Santé, héberge près de 1400 personnes.

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Une benne à ordures derrière le complexe d’habitation pour personnes âgées Les Marronniers

« C’est scandaleux qu’il existe encore des endroits 100 % déchets alors que le zéro déchet devrait être la norme », s’est indignée la fille d’un résidant de l’endroit, qui a demandé à La Presse de taire son nom par crainte de représailles envers son père.

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, assure la vice-présidente Isabelle Morzadec. « On voulait être capables de modifier les chutes à déchets pour ajouter le recyclage, on a fait venir des ingénieurs en structure », explique-t-elle, disant avoir renoncé devant l’ampleur des travaux et des coûts requis. L’idée d’installer des bennes à recyclage dans les garages souterrains a également dû être abandonnée en raison du risque d’incendie soulevé par un prévisionniste.

La résidence Les Marronniers étudie maintenant d’autres options et prévoit de rendre possible la récupération des matières recyclables d’ici au 1er février. Mais encore faudra-t-il faire de l’éducation auprès des résidants. Une première tentative de récupérer les matières recyclables avait été « un désastre » à l’été 2018, se souvient Mme Morzadec : « Il y a des gens qui mettaient beaucoup de déchets dans les bacs de recyclage. »

Une seconde expérience, l’été dernier, a donné de meilleurs résultats, avec un taux de 70 % de matières recyclables dans les bacs, ce qui est toutefois insuffisant pour les acheminer dans un centre de tri.

Une nouvelle tour de 273 unités devrait ouvrir l’été prochain, aux Marronniers, et elle sera dotée d’une chute à recyclage, en plus de la chute à déchets, assure Isabelle Morzadec.

La dirigeante ajoute aussi vouloir s’attaquer aux matières organiques, dans l’ensemble des bâtiments du complexe. « On veut faire un projet-pilote de compostage. »

Le bon exemple

Certaines entreprises gèrent leurs matières résiduelles avec attention. C’est le cas de Simons, chez qui La Presse n’a pas trouvé de matières recyclables dans la benne à ordures, lors d’une visite impromptue au début de novembre à la succursale du centre-ville de Montréal. 

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Le centre de distribution de Simons expédie les marchandises vers les magasins dans des bacs réutilisables. 

« C’est un élément qui est central à nos préoccupations », a déclaré le vice-président responsable des opérations, Bernard Leblanc. « La totalité de nos marchandises qui vont vers les magasins sont prêtes à la vente », explique-t-il. Elles ont donc été déballées au centre de distribution de Québec, qui fournit tous les magasins du pays, et expédiées dans des contenants réutilisables. 

Simons réduit ainsi les déchets générés en succursale, ce qui permet un contrôle « beaucoup plus rigoureux » de la disposition des matières recyclables, puisqu’elle est centralisée, affirme M. Leblanc. « On a des systèmes de convoyeurs pour acheminer le carton vers le compacteur central », illustre-t-il, précisant qu’une entreprise privée vient récolter séparément le carton et le plastique. 

Comme les succursales génèrent peu de matières résiduelles, elles sont desservies par les collectes municipales ou par le centre commercial, le cas échéant. « On a des contenants de récupération à chacune des caisses », ajoute Bernard Leblanc, ce qui permet aux employés de trier à la source les quelques éléments d’emballage restants ainsi que les déchets courants.

Les citoyens à l’amende, pas les entreprises

Les citoyens qui se font prendre à jeter aux ordures des matières recyclables ou organiques risquent une amende salée, à Montréal : 1000 $, voire 2000 $ en cas de récidive. Les institutions, commerces ou industries (ICI), eux ? Rien du tout.


« Le Règlement municipal sur les services de collecte ne vise pas spécifiquement les ICI », reconnaît Gonzalo Nunez, porte-parole de la Ville de Montréal.

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Les institutions, commerces ou industries qui jettent aux ordures des matières recyclables ou organiques ne reçoivent pas d'amende, à Montréal.

La Politique québécoise de gestion des matières résiduelles établit des objectifs de récupération, y compris pour les ICI, mais elle délègue aux municipalités la responsabilité de les réglementer. Or, l’immense majorité ne le fait pas, constate Recyc-Québec, qui n’a toutefois pas de recensement exhaustif des réglementations municipales.

« Prochainement, nous annoncerons des mesures qui viendront corriger la situation », a déclaré à La Presse Louis-Julien Dufresne, attaché de presse du ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Benoit Charette. La réforme devait être annoncée cet automne, mais elle le sera finalement après les Fêtes.

Montréal entend aussi rectifier le tir dans son prochain Plan de gestion des matières résiduelles.

Un inventaire sera réalisé et un plan d’action mis en œuvre pour augmenter les quantités de matières recyclables des ICI.

Geneviève Jutras, attachée de presse de la mairesse Valérie Plante

La Ville de Laval est également en train de revoir sa réglementation concernant la gestion des matières résiduelles et s’attardera aux ICI, a indiqué dans un entretien avec La Presse Virginie Dufour, responsable des dossiers de l’environnement et du développement durable au comité exécutif. « On devrait être vraiment ailleurs à partir de l’an prochain », lance-t-elle, évoquant également les tours d’habitation, comme la résidence pour aînés Les Marronniers, où la récupération est « un défi ».

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Une chute à déchets de la résidence pour aînés Les Marronniers

Il est pratiquement impossible de connaître les performances des ICI en matière de récupération des matières recyclables, reconnaît Recyc-Québec. À cause de l’absence d’une obligation légale pour les ICI de déclarer les quantités de matières résiduelles qu’ils génèrent et du fait que les modes de collecte sont « multiples et non homogènes », Recyc-Québec n’est pas en mesure de dresser un portrait statistique de la situation.

En 2008, la société d’État avait estimé que le taux de récupération des matières recyclables ou compostables des ICI se situait à 53 %, mais cette évaluation se basait sur des « imputations statistiques » et ne couvraient que six « sous-secteurs institutionnels », a expliqué à La Presse sa porte-parole, Brigitte Geoffroy. Au terme d’un sondage réalisé en 2015, Recyc-Québec avait conclu que moins de 35 % des ICI étaient « efficaces » dans leur gestion des matières résiduelles.

« Scandaleux »

« C’est scandaleux, c’est une injustice : on demande aux citoyens de prendre part à un mouvement, mais les grands industriels n’ont pas les mêmes obligations », dit Louise Hénault-Éthier, chef des projets scientifiques à la Fondation David Suzuki. Mme Hénault-Éthier a siégé au comité de modernisation de l’industrie de la récupération et du recyclage mis sur pied par Québec, qui a justement recommandé d’inclure les ICI dans la réforme.

Si les petits ICI comme les cafés, dépanneurs et les petits bureaux sont généralement desservis par les collectes sélectives municipales, ce n’est pas le cas de ceux de plus grande taille, qui doivent faire affaire avec des entreprises privées pour la gestion de leurs matières résiduelles.

« Généralement, les gros joueurs vont avoir des politiques institutionnelles pour être de bons joueurs », notamment ceux qui ont « des grands flux de matières propres » dont ils peuvent tirer des revenus, estime Louise Hénault-Éthier. « Là où ça se corse, c’est avec les industriels qui ont des matières qui ne s’apparentent pas nécessairement [à ce qu’on retrouve dans] la collecte sélective domestique », explique-t-elle.

L’absence d’obligation de récupération pour les ICI pose aussi un problème de compétitivité, selon la chercheuse. « Une entreprise qui déploie des efforts va assumer des coûts qu’une entreprise qui ne fait rien n’aura pas à assumer. » Selon elle, les ICI « les plus récalcitrants » ne changeront pas leurs façons de faire s’ils n’y sont pas obligés et s’ils ne risquent pas une amende, eux aussi.

Rimouski, l’exception

Rimouski fait figure d’exception en matière de recyclage. La principale ville du Bas-Saint-Laurent est l’une des très rares au Québec à obliger les institutions, commerces et industries (ICI) de son territoire à récupérer les matières recyclables et, ce, depuis 2004. À l’origine, la Ville n’offrait pas elle-même la collecte aux ICI, mais elle a finalement « municipalisé » le service en 2018, a expliqué à La Presse Claire Lafrance, chef de division à l’environnement. La collecte des matières organiques est aussi offerte aux ICI depuis 2016. Et les résultats sont au rendez-vous. « On voit que leur taux d’enfouissement est plus faible que la moyenne provinciale, dit-elle. Donc, ça veut dire qu’ils font beaucoup de récupération vu qu’ils en envoient peu à l’enfouissement. » Les données du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques démontrent en effet un taux annuel d’enfouissement de 366 kg par habitant à Rimouski, alors que la moyenne québécoise est de 476 kg par habitant, pour la combinaison des secteurs résidentiel et des ICI. En cas d’infraction, les ICI s’exposent à une amende de 300 $, voire 600 $ en cas de récidive ; c’est le double de ce qui est prévu pour les citoyens. Mais Rimouski préfère les incitatifs à la répression ; la Ville a mis en place une « tarification incitative » pour les ICI. « Plus ils génèrent de déchets, plus ils paient de taxe », explique Mme Lafrance, qui ne se souvient pas si une amende a déjà été infligée en vertu de ce règlement.