Neuf ans que ça dure.

Neuf ans que Jérémy Gabriel reçoit des insultes d’une cruauté inimaginable sur les réseaux sociaux.

Neuf ans qu’on lui écrit — sans rire — qu’il est laid et qu’il ne mérite rien de moins que la mort.

Depuis sa victoire en Cour d’appel contre l’humoriste Mike Ward, jeudi, il a encore reçu des centaines de messages haineux. Il s’est fait traiter de « p’tit rat », de « fuckin’ loser », de « chihuahua trisomique ».

On nous répète sans cesse que la haine virtuelle va trop loin, que ça ne peut plus continuer, qu’il faut dénoncer.

Alors, dénonçons.

Permettez-moi de citer quelques-uns des sinistres individus qui ne trouvent rien de mieux à faire que d’abreuver d’injures un jeune handicapé.

Il y a Maxime, qui encourage Jérémy Gabriel à aller se « pitcher en bas du pont », parce que, voyez-vous, il « a faite peur a [son] chat avec [sa] face ».

Il y a Nick, qui s’enquiert de sa « date de déces ». C’est qu’il a « bin hate de pu entendre parler » de ce « ducon ».

Et puis Alex, qui glisse cette remarque tout en finesse : « Tu est un vrai dechet. »

Sébastien : « Colisse remercie le monde qui on asser de cœurs pour pas te vomir dessus. »

Éric : « Creve fagget HAHAHAAHAHAH »

Charles : « JE TE HAISSSS »

Raphael : « hey ptit rat pourrais tu m’insulter ? J’aimerais ça avoir un ptit 35 000 $ pis aussi un ptit 7000 $ pour ma pute de mère. »

Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce Raphael semble être doté d’empathie. Sur son fil Facebook, il s’émeut du sort des chiots vendus dans une animalerie.

Le sort des humains, par contre, c’est moins sûr…

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Jérémy Gabriel tient le coup. Plus que sa boîte de réception, en tout cas, qui bogue régulièrement en raison des tas de messages nauséabonds qui s’y amoncellent.

Pris dans le tourbillon médiatique des derniers jours, le chanteur de 22 ans n’a pas eu le temps de s’arrêter pour réfléchir au torrent de haine virtuelle qui tente une fois de plus de l’engloutir, de le briser, de le faire disparaître.

« Mais quand je me suis retrouvé seul, ça m’a rendu un peu émotif, m’a-t-il confié. Je suis rentré à la maison et c’est là que je me suis rendu compte à quel point ça me gruge. »

Samedi soir, Jérémy Gabriel a diffusé un aperçu des messages qu’il reçoit « tous les jours » sur Facebook.

Tous les jours… depuis neuf ans.

« À tous ceux qui disent que je dois prendre mon trou parce que la liberté d’expression doit prévaloir sur mes droits fondamentaux : lisez les messages que j’ai partagés. Venez me le dire en pleine face si vous pensez être capables de vivre tous les jours avec ce genre d’insultes », a-t-il écrit.

Il a choisi de diffuser les noms de ses intimidateurs.

Pour qu’ils en assument les conséquences.

Parce qu’on ne doit plus tolérer ces messages qui pourrissent chaque jour un peu plus la vie des personnalités publiques québécoises – artistes, politiciens ou journalistes.

« Nous avons tous le droit à la liberté d’expression, a écrit Jérémy Gabriel sur sa page Facebook. Mais nous avons la responsabilité d’en faire un bon usage. Nous sommes responsables de tout ce que l’on dit et de tout ce que l’on écrit. »

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Neuf ans, donc, que ça dure.

« Depuis le début du spectacle Mike Ward s’eXpose, ça n’a jamais arrêté », raconte Jérémy Gabriel, atteint du syndrome de Treacher Collins, une maladie caractérisée par une surdité sévère et des malformations à la tête.

Dans son spectacle, Mike Ward se désolait que le garçon, alors âgé de 13 ans, ne soit « pas tuable ». Son problème, avait-il fini par comprendre, c’était juste d’être « lette ».

Bien sûr, c’était de l’humour noir. De l’humour trash.

L’ennui, c’est qu’un tas d’imbéciles l’ont pris au premier degré. Et que ces imbéciles hargneux sont viscéralement incapables de s’élever au niveau supérieur.

Mike Ward l’a reconnu dans une interview à La Presse, en mars : « À l’époque, je pense que la moitié de mon public m’aimait pour les raisons pour lesquelles je voulais qu’il m’aime, et l’autre moitié m’aimait juste parce que c’était hard. Pour ceux-là, si j’avais été raciste ou misogyne en plus d’être hard, ils auraient aimé ça encore plus. Ça, c’est lourd. »

Et si c’est lourd pour Mike Ward, imaginez à quel point ça doit l’être, neuf années de haine numérique plus tard, pour Jérémy Gabriel.

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Qu’un paquet de Québécois se permettent de souhaiter la mort à un enfant handicapé, de l’injurier pendant des années sur les réseaux sociaux, ça dit quoi, au juste, sur notre société ?

Jérémy Gabriel a eu le temps d’y réfléchir. Sans vouloir se lancer dans une analyse sociologique, il pense que « beaucoup de Québécois ont de la misère avec les gens qui se défendent. Ils voient ça comme de l’opportunisme ou une façon d’aller chercher de l’attention ».

Mais il n’a pas l’intention de se taire. Au contraire, il veut témoigner de son expérience, pour que ça cesse.

Parce que ça ne peut plus continuer comme ça.

Le phénomène prend de l’ampleur. Dans les écoles, c’est devenu un fléau. Un jeune sur cinq est victime de cyberintimidation, selon Statistique Canada.

« C’est la réalité à laquelle on fait face ici, maintenant, au Québec », déclarait encore la semaine dernière la députée solidaire Christine Labrie, après avoir lu à voix haute les messages horribles reçus par des politiciennes de toutes les allégeances.

« Les gens sont peu conscients de l’impact de leurs mots, constate Jérémy Gabriel. Notre boîte de réception nous avertit tout de suite quand on reçoit un message. C’est de la cyberintimidation simultanée. On reçoit ça en direct, tout le temps. »

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« C’est fou le nombre de messages haineux et menaces de mort que j’ai reçus suite au premier procès. La police a même arrêté un homme à Québec qui avait des fusils et un plan pour comment il allait mettre fin à ma vie. »

Ce n’est pas Jérémy Gabriel mais… Mike Ward qui a écrit ce message sur Facebook, en janvier.

Jérémy Gabriel venait d’annoncer qu’il se débranchait des réseaux sociaux après avoir atteint la « limite à ce qu’un être humain peut supporter ». Il avait lui aussi reçu des menaces de mort.

À l’époque, Mike Ward a écrit qu’il avait « beaucoup d’empathie » pour le jeune chanteur. « J’espère que les gens qui lui envoient des messages haineux ne pensent pas m’aider. La haine n’aide personne. »

Visiblement, l’humoriste n’a pas été entendu. Sa blague « hard » s’est muée en appel à la rébellion pour une horde de minables planqués derrière leur clavier.

On n’en finit plus de mesurer le gâchis.

« Mike Ward n’avait pas nécessairement l’intention que je me fasse intimider avec ça, admet Jérémy Gabriel, mais il avait la responsabilité de réfléchir à ce que ça aurait comme impact. »

Une opinion partagée par deux des trois juges de la Cour d’appel. Selon eux, « la liberté artistique n’est pas absolue » et les humoristes sont « responsables des conséquences de leurs paroles lorsqu’ils franchissent certaines limites ».

Mike Ward a toujours voulu repousser les limites, voir jusqu’où il pouvait aller, écrivent les deux juges dans leur récente décision.

« Cette fois, il est allé trop loin. »