C’était une sage décision de suspendre la réforme bâclée de l’immigration proposée par le ministre Simon Jolin-Barrette. Et c’est tout à l’honneur du ministre de s’être excusé et de prendre l’entière responsabilité des erreurs commises. Il reste maintenant à voir si le gouvernement saura vraiment tirer de ce fiasco les leçons qui s’imposent.

Critiqué de toutes parts pour sa réforme improvisée du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), le gouvernement Legault promet donc de retourner à la planche à dessin. Mais je me pose la question : est-ce vraiment nécessaire de redessiner un programme qui fonctionne bien ?

Pour le gouvernement, la réponse est oui. « L’objectif était le bon, mais l’exécution n’a pas été bien faite », a déclaré mardi François Legault, en faisant référence aux modifications apportées au PEQ, qui en resserraient l’accès en fonction d’une liste de domaines de formation et d’emplois recherchés. Cette liste n’était « pas parfaite », a-t-il dit, en soulignant que certains domaines d’études brillaient par leur absence, alors que d’autres n’auraient pas dû s’y retrouver.

La liste, rappelons-le, incluait des trucs aussi absurdes que le bac en « sciences domestiques », une formation qui n’existe même plus, jadis destinée à transformer de jeunes femmes en bonnes ménagères !

En théorie, l’objectif de la liste était de mieux arrimer l’immigration aux besoins du marché du travail. Dans les faits, on constate en la parcourant qu’il aurait peut-être d’abord fallu s’arrimer au XXIe siècle… Pas juste parce que l’époque des bonnes ménagères est révolue, mais parce que le monde du travail a subi de profondes mutations.

« Comme plusieurs l’ont souligné, on est dans une économie où il y a beaucoup d’interdépendance et d’interactions entre les différentes disciplines et les différents travailleurs », observe l’économiste Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles et titulaire de la Chaire en relations ethniques de l’Université de Montréal. Une économie du savoir où le talent d’un philosophe, par exemple, peut être très recherché dans le domaine de l’intelligence artificielle. 

Or, la philosophie, pourtant plus utile qu’on ne le pense, n’était pas sur la liste des domaines d’études donnant droit au PEQ. Mais les sciences domestiques, parfaitement inutiles et anachroniques, oui…

À l’avenir, le gouvernement va s’assurer que les listes soient bien faites, a promis le premier ministre. Et tout en reconnaissant qu’il aurait dû mieux consulter le milieu des affaires et le milieu de l’éducation avant d’aller de l’avant, le ministre Simon Jolin-Barrette a aussi dit clairement que son recul n’était en aucun cas un abandon de sa réforme du PEQ. C’est une réforme « nécessaire », m’a répété mercredi, par courriel, son attachée de presse. « Avec la pénurie de main-d’œuvre qui touche le Québec actuellement, la sélection des personnes immigrantes doit être faite en adéquation avec les besoins du marché du travail du Québec. Nous voulons nous assurer que tous les programmes d’immigration répondent efficacement aux besoins du Québec. »

Est-ce la voie à suivre ? « L’objectif du PEQ est le bon. Mais l’objectif de la réforme, je ne pense pas », me dit Marie-Thérèse Chicha.

Le PEQ est une voie d’immigration rapide pour les étudiants et les travailleurs étrangers temporaires qui permet, à certaines conditions, d’obtenir un certificat de sélection du Québec (CSQ), nécessaire à l’obtention de la résidence permanente. Pour accéder à cette voie rapide, il faut notamment démontrer qu’on a une connaissance du français oral de niveau « intermédiaire avancé ».

De tous les programmes d’immigration, il s’agit du plus porteur, selon Marie-Thérèse Chicha. « Je dirais que c’est le programme le plus adapté, avec le programme PRIIME – Programme d’aide à l’intégration des immigrants et des minorités visibles en emploi. » Malheureusement, le programme PRIIME était financé par les intérêts du programme des immigrants investisseurs, qui a été suspendu récemment. « On se targue de dire que le programme PRIIME est un grand succès, mais si on en assèche le financement, ce grand succès va mourir de sa belle mort. »

Le gouvernement dit qu’il veut enrayer le problème de chômage et de surqualification des immigrants en faisant un meilleur arrimage avec le marché du travail. Mais il y a quelque chose qui cloche dans ce discours, observe Marie-Thérèse Chicha. « On néglige l’aspect intégration. On laisse entendre que si l’immigrant vient avec le bon diplôme, il va facilement s’intégrer. Le hic, c’est qu’il peut avoir le bon diplôme et qu’il ne sera pas reconnu. Il peut être victime de discrimination. »

Le phénomène est bien documenté par plusieurs études. Avec le même CV, les candidats avec un nom de famille comme Tremblay ou Gagnon ont 60 % plus de chances d’être convoqués à un entretien d’embauche que ceux qui portent un nom à consonance arabe, africaine ou latino-américaine, montrait par exemple une étude du sociologue Paul Eid, faite pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. 

Si on devait redessiner les programmes d’immigration (qui, soit dit en passant, tiennent déjà compte dans leurs critères de sélection des besoins du marché de l’emploi), on devrait miser de façon prioritaire sur l’intégration et la lutte contre les discriminations, croit Marie-Thérèse Chicha. On fait fausse route en pensant que le seul fait de sélectionner les gens en fonction des besoins du marché du travail est la panacée. « La solution de facilité, c’est vraiment de jouer sur les critères d’immigration. Parce qu’on n’a pas tellement à dépenser. On fait une liste et, en fonction de cette liste, on admet ou on n’admet pas. Alors que l’intégration, ça demande du financement, du travail, de la réflexion, de la stratégie. »

Dresser une liste peut donner l’impression que le gouvernement agit avec efficacité. Mais ce n’est pas un gage de succès. Car les projections sur le marché de l’emploi sont hasardeuses.

« Les prévisions ne sont jamais très fiables. La plupart des économistes s’entendent depuis longtemps pour le dire. » Les besoins des entreprises changent. Des innovations technologiques bouleversent les façons de faire. La conjoncture change aussi. « On prévoit une récession. Alors qu’est-ce qu’on va faire avec tous ces travailleurs étrangers qu’on a fait venir pour combler certaines pénuries lorsque ces pénuries disparaîtront ? »

Va-t-on les renvoyer chez eux comme un produit commandé en ligne par erreur ? Ou les condamner à la pauvreté ?

« Ça pose un problème éthique de considérer ces travailleurs comme de la marchandise qu’on achète quand on en a besoin et qu’on jette quand nos besoins se réduisent ou sont satisfaits. »

Bref, comme on parle ici d’êtres humains, et non de chaussettes. Ce qui, à très court terme, peut avoir l’air d’une bonne décision pour l’économie du Québec risque d’entraîner, à long terme, des coûts humains et sociaux importants. Très vite, le parfait immigrant travailleur que l’on croyait avoir dessiné pourrait avoir l’allure d’un triste bonhomme allumette condamné au chômage. D’où l’importance de mieux réfléchir à ce qu’on veut vraiment dessiner comme société avant de retourner à la planche à dessin.