Ce ne sont que des mots, mais ils sont lourds de sens. Trente ans après la tuerie de Polytechnique, la Ville de Montréal changera la formulation d’une plaque commémorative à la place du 6-Décembre-1989.

Au lieu de « victimes », on lira « femmes assassinées ». Au lieu de « tragédie », on lira « attentat antiféministe », rapporte aujourd’hui ma collègue Judith Lachapelle.

J’ose espérer que ces changements ne soulèveront pas de polémique, mais j’en doute.

Depuis 30 ans, chaque fois qu’il est question de Polytechnique, il s’en trouve pour critiquer le choix des mots utilisés pour décrire la tuerie.

Il s’en trouve pour arguer que ce massacre était l’œuvre d’un « tueur fou ». Une âme profondément troublée, certes – mais rien d’autre.

Dans ce cas-ci, pourtant, le terme « antiféministe » se justifie parfaitement. Marc Lépine était déséquilibré, soit. Les tueurs de masse ne le sont-ils pas tous ? On a accolé l’étiquette de « terroriste » pour moins que ça.

Ce tueur-là a clamé qu’il détestait les féministes. Il l’a vociféré dans les couloirs de Poly. Il l’a consigné dans une lettre. S’il a ciblé ces femmes, c’est parce qu’elles étudiaient en génie. À ses yeux, ce n’était pas leur place.

Il les a tuées expressément pour ça.

C’est factuel. Ce n’est pas un jugement de valeur. Ce qui s’est produit à Montréal, dans l’après-midi du 6 décembre 1989, est un attentat antiféministe – et rien d’autre.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« Ce qui s’est produit à Montréal, dans l’après-midi du 6 décembre 1989, est un attentat antiféministe – et rien d’autre », écrit notre chroniqueuse. 

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Ces derniers temps, les médias ont été critiqués pour leurs choix de mots dans la couverture de plusieurs événements.

Manon Massé, co-porte-parole de Québec solidaire, s’est vidé le cœur après le meurtre de deux enfants par leur père, le 22 octobre, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.

« Élise, 5 ans, et Hugo, 7 ans, ont été assassinés. Ce n’est pas un “drame familial” comme le rapportent les médias à matin. C’est un double meurtre », a-t-elle tranché sur Facebook.

Si les médias commençaient à décrire les choses pour ce qu’elles sont vraiment, des femmes pourraient être sauvées, a-t-elle laissé entendre. « On peut prévenir la violence conjugale si on appelle un chat, un chat. »

Les médias ont le pouvoir « d’éviter que des enfants ne subissent le même sort qu’Hugo et Élise », a renchéri l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape du Québec dans un communiqué diffusé le 28 octobre.

Selon l’Alliance, quand les médias parlent de « drame familial » pour parler de meurtre, de « chicane de couple » pour parler de violence conjugale, « cela participe à banaliser des actes inacceptables et dangereux et de ce fait, à les rendre plus acceptables ».

Bref, à trop utiliser le mot « drame », les médias… dédramatiseraient à outrance. Et contribueraient par le fait même à maintenir des femmes et des enfants dans des situations risquées, voire mortelles.

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Je comprends le poids des mots. Je comprends que les manchettes, les sujets, les angles abordés contribuent à former l’opinion publique.

J’ai toutefois l’impression qu’on prête beaucoup (trop ?) de pouvoir aux médias. Les journalistes ont la responsabilité de bien choisir leurs mots, certes. Mais de là à pouvoir prévenir des meurtres ? Je n’en suis pas certaine.

Devrait-on bannir l’expression « drame familial » ? Peut-être, comme on a fini par bannir les « pages féminines » des journaux. Les médias évoluent, comme le reste de la société.

Mais il faut se garder de leur prêter trop vite de sombres intentions.

Les journalistes font leur travail du mieux qu’ils peuvent. Ils doivent rapporter la nouvelle le plus vite possible, même quand les faits ne sont pas nécessairement clairs. « Drame familial », parfois, c’est le plus loin qu’on peut aller « au moment de mettre sous presse ».

Dans son cri du cœur sur Facebook, Manon Massé a publié la capture d’écran d’une manchette tirée du site web de La Presse. « Drame familial à Montréal : une scène insoutenable ». Cependant, Mme Massé n’a pas offert de lien vers l’article, qui commençait par cette phrase : « Un double homicide suivi d’un suicide. »

Difficile d’accuser les auteurs de l’article de ne pas avoir appelé un chat, un chat.

Évidemment, dans un monde où le cycle de la nouvelle est plus rapide que jamais, il arrive que les journalistes fassent des gaffes.

Le 24 octobre, Le Journal de Montréal a titré : « Éric Lapointe quitte l’émission La voix ». En sous-titre, beaucoup plus petit : « Le rockeur aurait été arrêté pour violence conjugale ».

Les réseaux sociaux se sont enflammés. On a reproché au Journal son terrible sens des priorités. C’est que la titraille donnait l’impression que la nouvelle importante, c’était que Lapointe quittait une émission de télé.

Qu’il maltraite sa conjointe ? Bof. Ça, c’était bien secondaire…

Ce que peu de gens ont relevé, c’est l’utilisation du conditionnel dans le sous-titre. Le rockeur « aurait » été arrêté. Au moment de la publication, le Journal n’avait pas obtenu la confirmation officielle de la police. Alors, il a joué de prudence.

Avec le recul, c’était d’une stupéfiante maladresse. Ça ne l’excuse pas, mais ce n’était probablement que ça : une maladresse. Dans le tourbillon d’une salle de nouvelles, il s’en commet tous les jours.

Même le Washington Post n’est pas à l’abri.

La semaine dernière, le respectable quotidien s’est trouvé sous le feu des critiques après avoir qualifié le défunt chef du groupe État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, de « savant religieux austère » en manchette.

« Suggérer qu’Abou Bakr al-Baghdadi était autre chose qu’un meurtrier terroriste est vraiment malade », s’est indigné le secrétaire d’État Mike Pompeo.

Le Washington Post s’est excusé pour ce titre « écrit à la hâte » qui « ne reflétait pas la brutalité » du sinistre personnage. Peu importe : les partisans de Trump sont trop heureux de prêter au journal des sympathies avec le diable.

Ces procès d’intentions ont quelque chose de franchement indécent, quand on se rappelle que les correspondants du Post ont risqué leur vie, ces dernières années, pour documenter la sauvagerie du groupe État islamique en Irak et en Syrie.

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Professeure en psychologie à l’Université de Trois-Rivières, Suzanne Léveillée étudie les homicides intrafamiliaux depuis 30 ans. Je lui ai demandé ce qu’elle avait pensé de la couverture médiatique du double infanticide d’Hochelaga-Maisonneuve.

Ce n’est pas tant l’utilisation du terme « drame familial » qui l’a dérangée que le recours aux sempiternels voisins pour remplir du temps d’antenne et noircir des colonnes de journaux.

« On ne s’attendait vraiment pas à ça… »

« C’était pourtant un bon père de famille… »

Non seulement c’est terriblement cliché, mais en plus ça fait dévier le message, estime Mme Léveillée. Ça rend le meurtrier quasiment sympathique.

« Pourquoi interviewer, à chaud, des amis qui vont dire que monsieur était un bon père, un bon gars ? se demande-t-elle. La violence conjugale, c’est tabou. Les victimes n’en parlent pas. Alors les voisins, ils n’en savent rien ! »

Il y a cinq ans, Suzanne Léveillée a mené, à la demande du Conseil de presse, une étude sur la couverture médiatique des homicides intrafamiliaux au Québec. L’un des constats : s’il y a longtemps que les médias ont cessé de couvrir des suicides, justement pour éviter un effet d’entraînement, cette réserve ne tient plus quand il s’agit d’un parent qui tue ses enfants avant de se donner la mort.

Les médias ont même tendance à faire preuve d’empathie envers le « pauvre » meurtrier en détresse…

Mauvaise idée, lit-on dans l’étude : « Les descriptions positives de celui ou celle qui commet un suicide pourraient […] conduire éventuellement d’autres personnes à poser le même geste. »

Que doivent faire les médias, alors ? « Ne pas sombrer dans l’émotion, mais se contenter de décrire les faits », conseille Mme Léveillée.

Et tant pis pour les mots creux des voisins.