Si vous ne connaissez pas Daryl Morey, ne vous en faites pas, c’est juste le signe que vous n’êtes pas fan fini de basketball. Ne vous en faites pas, ce n’est pas une chronique sur le basket, c’est une chronique sur la Chine.

Daryl Morey est donc directeur général des Rockets de Houston, dans la NBA, un des quatre circuits majeurs de sport professionnel nord-américains.

Et le week-end dernier, va savoir pourquoi, bulle d’air au cerveau, M. Morey a fait une énorme bêtise, il a commis une gaffe épouvantable en appuyant une idée complètement folle…

PHOTO PAT SULLIVAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Daryl Morey, directeur général des Rockets de Houston, dans la NBA

La liberté.

En effet, M. Morey a décidé de relayer sur Twitter un message d’appui aux manifestants prodémocratie de Hong Kong, qui se font matraquer et gazer depuis quatre mois dans les rues de cette « région administrative spéciale » de Chine (1).

Tu parles d’un méchant capoté, toi !

Là, les dieux lui sont tombés sur la tête, à ce pauvre Daryl Morey. Les dieux de l’argent et des marchés à conquérir.

La Chine est un immense marché, mais je ne vous apprends rien, vous le saviez déjà, depuis le temps qu’on nous dit que la Chine, c’est l’avenir, il faut investir en Chine, il faut investir la Chine, le marché chinois par ci, le marché chinois par là, etc.

La Chine est aussi un immense marché sportif : 800 millions de Chinois ont regardé des matchs de la NBA l’an dernier.

La Chine est également un géant boudeur qui est presque aussi hypersensible à la critique que Richard Martineau (presque). La Chine a fait ce que la Chine fait quand elle n’aime pas une critique émise par un État ou par une entité commerciale : elle s’est vengée.

Je cite Bloomberg News (2) : « L’équipementier sportif Li Ning Co et la Shangai Pudong Development Bank Credit Card Center ont cessé leur coopération avec les Rockets : le diffuseur national CCTV et l’entreprise de téléphonie Tencent Holdings ont déclaré qu’ils cesseraient de diffuser les matchs de l’équipe. Les recherches pour des produits associés aux Rockets sur les sites de commerce en ligne JD.com et Alibaba ne donnaient quant à elles aucun résultat, lundi… »

La NBA a soufflé le chaud et surtout le froid : la ligue a affirmé en anglais qu’elle n’allait pas empêcher ses membres d’exercer leur liberté d’expression. En chinois, la NBA a cependant qualifié le tweet de « déplacé »…

« En chinois, les excuses de la NBA relevaient de l’aplaventrisme, observe Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine. La NBA s’est mise en mode contrôle des dommages : des centaines de millions sont en jeu. »

Que ce soit envers des États ou envers des entreprises, la Chine utilise son immense marché intérieur pour punir tout geste perçu comme une insulte.

C’est ainsi que deux citoyens canadiens sont retenus en otages – c’est l’expression qui convient – en Chine, en guise de représailles parce que le Canada a arrêté à Vancouver une dirigeante de la compagnie chinoise Huawei à la demande des Américains, en vertu d’un traité dûment signé par le Canada et les États-Unis (3).

Quand des employés de la compagnie aérienne Cathay Pacific – établie à Hong Kong mais contrôlée par des intérêts britanniques – ont été pris en flagrant délit de manifestation, la Chine a commencé à interdire de vol vers son territoire des équipages entiers et à faire preuve d’un zèle jamais vu dans l’« inspection » des appareils de Cathay Pacific (4).

Résultat : Cathay Pacific s’est excusée à la Chine et s’est mise à traquer les réseaux sociaux à la recherche d’employés problématiques. Une vingtaine d’employés ont été congédiés. Le PDG a démissionné.

Ce ne sont là que deux exemples du bullying chinois récent face à des refus, réels ou imaginaires, de se prosterner devant sa puissance toute divine.

Revenons à la NBA. Le commissaire Adam Silver s’est empressé d’aller baiser les pieds des dictateurs chinois en personne, pour rétablir les ponts, après le tweet du directeur général des Rockets de Houston.

Il y a dans l’aplaventrisme de la NBA face à la Chine valeur de symbole. La NBA, même sans la Chine, est une entreprise commerciale absolument formidable, populaire dans toutes les régions du monde.

Chaque équipe – propriété bien sûr d’un individu ou d’un groupe milliardaire – vaut en moyenne 1,9 milliard. Les revenus en 2018 ont été de 8 milliards. La moyenne salariale des 400 joueurs est de 5 millions (5).

Bref, la NBA est exactement le genre d’entité qui pourrait envoyer paître la Chine. Même sans la Chine, les propriétaires d’équipes de basket continueraient à vivre dans leurs maisons grosses comme un terrain de football et à se déplacer en jet privé, les équipes ne feraient pas faillite et les joueurs continueraient à gagner en une journée ce qu’un travailleur ordinaire gagne en une année.

Sauf que non, la NBA va se prosterner.

Parce qu’il faut « développer le marché chinois », parce qu’il faut toujours vendre plus de matchs, vendre plus de t-shirts à l’effigie des équipes de la NBA, il faut toujours, toujours, toujours croître, croître et croître…

Et si le prix à payer pour la NBA est de ne pas tolérer l’appui à l’idée de la liberté, ainsi soit-il : la NBA – comme tous les États démocratiques du monde, d’ailleurs – va se piler sur la poche, va fermer sa gueule et va demander pardon au Parti communiste chinois.

Vous souvenez-vous quand, à la fin des années 90 et au début des années 2000, nos élites politiques et économiques nous disaient qu’admettre la Chine dans le club des pays qui font du commerce civilisé – à travers l’Organisation mondiale du commerce, notamment – allait comme par magie « libéraliser » la Chine ?

En « développant le marché chinois », par effet de contamination divine, l’État chinois allait fatalement devenir plus démocratique ?

C’est le contraire qui s’est produit.

Il fut une époque où l’idée de la liberté contaminait les esprits dans les pays où sévissait la dictature communiste, que ce soit en Union soviétique ou dans ses pays-satellites. Et cela a fini par mener à la chute de l’empire soviétique.

Nous vivons maintenant dans une ère où la dictature chinoise contamine les esprits au cœur même des démocraties, au point qu’un simple appui à cette idée subversive qu’est la démocratie est jugé « déplacé ».

Parallèlement, la démocratie, la démocratie comme idéal de gouvernement, recule (6).

Daryl Morey, lui, a effacé son tweet « déplacé ».

Je suis sûr qu’avant cette chronique vous ne connaissiez pas Daryl Morey. Ce n’est pas grave. Ce qui l’est, c’est que bientôt, nous serons tous des Daryl Morey : muets devant la cruauté de la dictature chinoise.

Le mot de la fin appartient à l’ex-ambassadeur Saint-Jacques : « Ce que veut la Chine, c’est que tout le monde exerce de l’autocensure quand on parle d’elle. »