« Vous avez tort. »

Le message a atterri dans ma boîte de courriels, la semaine dernière, en réaction à une chronique sur les changements climatiques.

J’ai tort sur toute la ligne, m’explique ce lecteur. La planète ne se réchauffe pas. Les « centaines de recherches scientifiques » qui le prouvent circulent abondamment sur l’internet.

« Et voilà pourquoi vous et vos collègues sont en voie d’extinction », conclut-il sombrement. Voilà pourquoi les gens « vont chercher de l’information plus propre et objective ailleurs, aux médias modernes du 21e siècle ».

Ah, les fameux médias modernes… De quoi parle-t-on, au juste ? De Facebook, Twitter, YouTube ? Ce ne sont pas des médias ; ce sont des plateformes de diffusion qui repiquent impunément les infos produites dans les salles de rédaction.

Et qui relaient tout aussi impunément toutes sortes de fausses nouvelles et de théories débiles.

Dans le monde virtuel des réseaux sociaux, tout se vaut, tout s’embrouille. Les conséquences, malheureusement, sont bien réelles. Et dangereuses.

Une enquête du New York Times a révélé qu’au Brésil, des enseignants n’arrivent plus à contenir leurs élèves, encouragés à leur tenir tête par des vidéos diffusées sur YouTube.

Là-bas, les remèdes miracles de «  Dr YouTube » sont si populaires qu’ils minent la lutte des autorités sanitaires contre de graves maladies infectieuses, comme le virus Zika. Des intervenants en santé publique ont été menacés de mort.

YouTube relaie aussi des diatribes d’extrême droite en abondance. Parmi les vidéos les plus populaires, celles d’un politicien jusque-là sans envergure : Jair Bolsonaro.

Aujourd’hui, il est président du Brésil.

***

Vraiment, les « médias modernes » sont formidables.

Demandez à Vladimir Poutine et à ses trolls traficoteurs d’élections.

Demandez à Xi Jinping, qui se sert des réseaux sociaux pour dépeindre les manifestants de Hong Kong comme des marionnettes de l’Occident.

Demandez à Jair Bolsonaro, qui accuse les ONG de pyromanie et la presse de « psychose environnementale ».

Demandez aux lobbyistes de la firme britannique CTF Partners, qui ont créé de toutes pièces des pages de « nouvelles » consultées par des millions d’internautes. Parmi leurs clients, de gros pollueurs et le merveilleux royaume de l’Arabie saoudite…

On est rendu là. Cette firme, proche alliée du premier ministre Boris Johnson, a carrément « professionnalisé la désinformation en ligne », révèle le Guardian de Londres dans une enquête journalistique aussi minutieuse que percutante.

Une enquête qui a sûrement dû prendre pas mal de temps, de ressources… et d’argent.

Le Guardian n’est pas épargné par la crise qui secoue la presse écrite depuis une décennie. Pour garder la tête hors de l’eau, cette institution britannique a choisi d’offrir gratuitement son contenu en ligne et de solliciter les dons de ses lecteurs.

La Presse s’est inspirée de ce modèle.

Les temps sont durs pour tout le monde, comme l’a brutalement rappelé la débâcle de Groupe Capitales Médias. Six quotidiens régionaux sont aujourd’hui maintenus sous respirateur artificiel.

C’est dans ce climat d’urgence qu’une commission parlementaire sur l’avenir des médias s’ouvre aujourd’hui à Québec.

Déjà, on sait que le gouvernement de François Legault créera un programme d’aide universel aux médias.

Déjà, on entend les critiques de la presse s’indigner de ce gaspillage annoncé de fonds publics.

***

Prenons un pas de recul, voulez-vous ?

Les chiffres que nous avons récoltés sont éloquents : en 2015, pas moins de 6,2 milliards de subventions ont été versées à plus de 230 secteurs d’activité au Québec. Le gouvernement subventionne à peu près tout. Les jeux vidéo. Le taxi. La foresterie. L’aéronautique. Les services funéraires.

Ça n’a rien de scandaleux. Ça crée de l’emploi. Des retombées économiques.

Alors, pourquoi pas la presse écrite ?

En 2017-2018, le financement public des productions cinématographiques et télévisuelles s’est élevé à 313 millions de dollars. Combien, là-dessus, pour un film d’auteur qui sera vu par un millier de personnes, tout au plus ?

Non pas que ce film ne mérite pas d’exister, au contraire. Les subventions accordées aux créateurs québécois sont cruciales pour enrichir notre culture.

Je tente simplement une mise en perspective. La Presse est lue quotidiennement par 1 million de personnes sur ses trois plateformes : tablette, site web et appareil mobile.

Un million. Chaque jour.

***

On n’avait qu’à s’adapter !

Celle-là, je l’entends souvent. La crise dure depuis au moins 10 ans ; on aurait dû voir venir. On aurait dû changer.

Quand j’ai été embauchée à La Presse, il y a 20 ans et des poussières, j’avais droit à la semaine de quatre jours. Cette époque me paraît bien loin.

Mes patrons ont d’abord coupé le gras. Exit l’infirmerie, la cafétéria, les coupons de taxi. Puis, ils ont touché l’os. Des collègues sont partis. Ç’a été déchirant.

L’ironie, c’est que La Presse n’a jamais été autant lue.

Le problème, pour notre quotidien comme pour les autres, c’est que les revenus publicitaires sont grugés par les géants du web, Facebook et Google en tête.

Non, pas grugés. Avalés tout rond.

Entre 2012 et 2017, les recettes publicitaires des quotidiens du Québec ont fondu de moitié, selon un rapport du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

La Presse ne s’est pas contentée de couper bêtement le personnel. Elle a changé son modèle d’affaires. Elle a éliminé le papier.

Et elle a mis un terme aux abonnements.

Ça aussi, on le lui reproche. « La gratuité est un mirage », a écrit le directeur du Devoir en éditorial, la semaine dernière.

Pour le premier ministre Legault, « il n’y a rien de gratuit dans la vie. Il faut que quelqu’un paie ».

Je ne révélerai pas un secret d’entreprise en vous disant que La Presse a mené un paquet d’études et de sondages avant de faire le saut vers la gratuité – et après.

Résultat ? Si elle éliminait la gratuité, elle gagnerait bien sûr des revenus d’abonnement, mais perdrait du même coup la portée qui lui permet de récolter des recettes publicitaires encore plus intéressantes. On n’en sort pas.

Il faut chercher ailleurs.

***

La Presse a cherché. Elle cherche encore.

Bientôt, elle sollicitera de grands donateurs corporatifs.

Mais déjà, comme le Guardian, elle fait appel aux contributions volontaires. Vous savez, ces messages jaune vif qui suivent nos reportages ? En quatre mois, ils ont permis d’amasser 2,5 millions de dollars.

Sur un objectif annuel de 5 millions, je trouve ça plutôt encourageant.

Mais le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, n’avait pas l’air impressionné au micro de Paul Arcand, la semaine dernière. Quand on regarde « le peu de personnes qui contribuent à l’OBNL de La Presse, a-t-il dit, on peut se poser la question : est-ce qu’il y a une valeur pour la communauté » ?

Là-dessus, le ministre aurait pu interroger sa collègue à la Santé, Danielle McCann, qui promettait au même moment de tout faire pour mettre un terme au prosélytisme dans les hôpitaux et les CHSLD. Convertir un malade à une religion, « c’est inacceptable », s’est-elle indignée.

Ce qui a poussé la ministre à agir ? Une enquête de La Presse, signée Marie-Claude Malboeuf, qui a révélé que des individus se faufilaient au chevet de patients fragiles pour leur parler du démon ou de guérison miraculeuse.

Voilà une autre ironie ; il ne s’est jamais fait d’aussi bon journalisme à La Presse. Et ailleurs : au Journal de Montréal, au Devoir, dans la presse régionale.

Jamais il n’y a autant eu de journalisme solide au Québec, autant d’enquêtes fouillées qui mettent en lumière les injustices, les magouilles et les absurdités du système.

En cette ère de fausses nouvelles et de désinformation, ça n’a jamais été aussi important.