Douze ans après l’assassinat de Cédrika Provencher, on est devant le pire résultat possible. Un meurtrier d’enfant qui court toujours. Et un « suspect » officiel dont la réputation est détruite à jamais, mais contre qui n’existe aucune preuve.

Le pire résultat ? Pas tout à fait, non. Le pire serait d’avoir fait condamner un innocent, comme c’est arrivé quelques fois au Canada, malgré toutes les garanties censées entourer un accusé. C’est arrivé dans des cas très semblables, en fait. Comme celui de Guy Paul Morin, en 1984, près de Toronto. Sa voisine de 9 ans, Christine Jessop, avait été violée et assassinée. Morin, un type un peu bizarre, fut rapidement pris pour cible par la police. Il a été innocenté dans un premier procès, puis condamné dans un second, à partir d’une preuve circonstancielle. Un test d’ADN tardif l’a innocenté pour de bon 11 ans après le meurtre.

Et savez-vous quoi ? Dans l’affaire Jessop comme dans l’affaire Cédrika, les policiers étaient de bonne foi. Je veux dire : sincèrement convaincus d’avoir trouvé le coupable. Obsédés légitimement par la résolution d’un crime horrible.

Une commission d’enquête a conclu dans l’affaire Jessop que les policiers avaient perdu toute objectivité, exclu systématiquement toute preuve contredisant leur thèse. La vision « en tunnel », comme on l’appelle. Au point de tourner bien des coins ronds.

Hier, dans sa poursuite déposée contre la Sûreté du Québec (SQ) et le Procureur général, Jonathan Bettez accuse les policiers de dérapages semblables. Il dit qu’ils ont violé ses droits, commis beaucoup de fautes, ruiné sa vie, son commerce, et la vie de toute sa famille. Et il réclame réparation à hauteur de 10,5 millions.

Et cette cause posera la question : jusqu’où la police peut-elle aller pour la bonne cause ?

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Quand Cédrika Provencher a disparu, le 31 juillet 2007, la police ne disposait d’aucun indice. Sauf un. Un témoin disait avoir aperçu l’enfant de 9 ans monter dans une Acura TSX rouge à quatre portes, avec un déflecteur noir à l’avant, des poignées chromées, sans aileron et munie de jantes à sept rayons. Un avis public est diffusé le 6 septembre 2007. Bettez possède ce véhicule peu commun, tel que très précisément décrit – sauf qu’il est automatique et non manuel.

Chose révélée par la poursuite hier, Bettez s’est présenté au poste de la SQ le jour même de l’annonce.

Il affirme avoir offert sa pleine collaboration pour faire inspecter la voiture – on est tout de même six semaines après les faits.

Bettez accepte d’être interrogé. Donne accès sans mandat à son téléphone et aux données de télécommunication pour indiquer sa localisation le jour de la disparition. Il accepte même de se soumettre au test du polygraphe (le « détecteur de mensonge »), mais pose des conditions. Il veut pouvoir faire une contre-expertise ; il exige l’absolue confidentialité ; il veut surtout qu’en cas de test négatif, la SQ s’engage à ne pas le poursuivre au criminel.

Les policiers jugent ces conditions inacceptables.

Il faut savoir que ces tests ne sont pas admissibles en preuve devant les tribunaux. Mais les policiers s’en servent largement dans leurs enquêtes, pour exclure des suspects, confirmer des hypothèses ou simplement faire réagir un sujet. Les avocats déconseillent assez systématiquement à leurs clients de s’y soumettre. Mais le fait que Bettez n’acceptait pas de se soumettre sans condition à ce test était hautement louche aux yeux des policiers.

Et puis cette Acura… Qui d’autre conduit une voiture si particulière ?

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Pendant des années, les policiers ont tenté de le piéger. On parle de dizaines de « scénarios ». Dont un fameux « Mister Big », où des policiers se sont fait passer pour des criminels et ont tenté d’obtenir des aveux. On lui a fait gagner un tirage. On l’a filé, filmé, écouté. Rien d’illégal dans ça. Techniques d’enquête reconnues et autorisées par les tribunaux.

Ça n’a rien donné.

En décembre 2015, le choc : les ossements de l’enfant sont découverts par des chasseurs. Les policiers décident alors d’augmenter la pression sur Bettez.

Jusqu’ici, le grand public ne connaît pas ce suspect.

Mais dans cette ultime phase de l’enquête, les enquêteurs décident d’utiliser les médias à fond. Rien de nouveau sous le soleil policier : de tout temps, les policiers ont fait fuiter de l’information stratégiquement pour faire réagir des suspects, les faire parler alors qu’ils sont sur écoute.

La remise des ossements à la famille, médiatisée, ne provoque aucune conversation utile chez les Bettez.

Les policiers soupçonnent que leur suspect est un consommateur de pornographie juvénile. Ça colle avec le crime principal…

Notez que le meurtre a eu lieu huit ans plus tôt et que, malgré une surveillance intensive, aucun indice ne permettait d’en venir à cette conclusion.

Sans indice, sans mandat, les policiers obtiennent de Facebook une série d’adresses IP liées à Bettez. De là, ils fouillent des ordinateurs, en inscrivant maintes exagérations et faussetés dans leurs demandes de mandat. On découvre effectivement des liens à des sites suspects et une clé USB dont le contenu louche a été effacé.

Bettez est arrêté avec fracas sur son lieu de travail (l’entreprise familiale, qui a aussitôt décliné), le jour de l’anniversaire de la petite Cédrika, le 29 août 2016 – ce n’est pas un hasard. On le fait parader devant des médias, prévenus. Cette accusation, quoique grave, n’est qu’une diversion : en réalité, elle sert d’ultime méthode pour faire craquer le suspect du meurtre. C’est là, d’ailleurs, que les policiers diront allègrement aux médias que l’homme est le suspect numéro un du meurtre.

Arrêté pour porno juvénile, il est aussitôt interrogé dans le cadre du dossier Cédrika. Une experte en polygraphie tente de le convaincre pendant des heures de passer le test. On va voir ses parents pour exercer de la pression sur eux aussi. On tente de provoquer des conversations qui seraient captées sur écoute, de lui faire faire une erreur. Pendant qu’il s’en va à l’interrogatoire, on transmet à Bettez le mot de l’un de ses amis qui réagit à l’accusation, abasourdi. On lui dit que c’est effrayant, ce qu’il fait vivre à ses parents. Tout ça… sans succès.

Tellement sans succès qu’en novembre dernier, le juge Jacques Lacoursière a acquitté Bettez dans l’affaire de porno juvénile. Tous les mandats étaient nuls, obtenus sur de purs soupçons, sans véritables motifs. Le juge a sévèrement blâmé les policiers pour leur manière de procéder. Il a exclu la preuve. Le ministère public n’a même pas porté le jugement en appel.

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Bien entendu, la police peut, et doit, utiliser la ruse. Des stratagèmes. Elle peut faire de l’intox. Se servir des médias en soi n’est pas une faute. On veut une police imaginative qui se sert de tous les trucs possibles pour résoudre un crime aussi grave. Tous les trucs… dans la mesure où ils ne dépassent pas les bornes d’un état de droit. Se parjurer pour obtenir un mandat parce qu’on manque de preuve, ce n’est de toute évidence pas permis. Il y a des limites, mais manifestement on les a testées ici encore et encore.

Par ailleurs, la police et le Procureur général jouissent d’une immunité : on ne peut pas les tenir civilement responsables de chaque cas d’acquittement, sinon le système deviendrait trop frileux. Être acquitté n’est pas la preuve d’une faute policière.

La marche est haute pour remporter ce genre de poursuite. Les tribunaux reconnaissent une certaine marge de manœuvre aux policiers, passent l’éponge sur des erreurs. Il faut prouver une faute lourde de la police, un acharnement injustifié, une forme de malice.

On sait aussi que toute la famille Bettez pourra être interrogée hors cour en détail avant même que la SQ dépose sa défense.

On verra ensuite ce qu’un juge dira de ces tactiques extraordinaires et du degré de pression énorme qui a mené cet homme à la ruine et l’a condamné dans l’opinion publique. Il est suspect à perpétuité, il n’a nulle part où aller.

Imaginez un instant qu’il soit innocent… Pas légalement, pas « innocent jusqu’à preuve du contraire », comme on dit des accusés. Juste innocent. Et qu’il ait subi ce traitement…

Parce qu’aux dernières nouvelles, il est innocent, du moins légalement : ces manœuvres n’ont pas fait avancer l’enquête d’un centimètre, et on n’a toujours aucune preuve contre Jonathan Bettez…