Quoi qu’on pense de l’affaire SNC-Lavalin, on peut constater tout de même ceci, qui mérite d’être souligné : la décision de poursuivre l’entreprise a été prise sans que des considérations politiques aient pesé. Et elle n’a jamais pu être modifiée. Et ce, malgré les immenses pressions du bureau du premier ministre.

C’est un peu l’envers du blâme sévère servi la semaine dernière à Justin Trudeau pour tentative indue de pression sur la procureure générale : à la fin, le système de garde-fous juridiques contre l’ingérence politique fonctionne relativement bien.

Quand l’affaire a éclaté et qu’une enquête du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique a été déclenchée contre le premier ministre, celui-ci a demandé un rapport sur le rôle du procureur général. L’enquête a été confiée à une ancienne procureure générale libérale, Anne McLellan. Ce qui a fait dire immédiatement qu’il s’agissait d’une commande politique. Sans doute le bureau du premier ministre pensait-il se servir du rapport pour contrer le rapport du commissaire en annonçant une vague réforme et donner un tour positif, tourné vers le futur, à l’affaire SNC-Lavalin. Ça n’a pas vraiment fonctionné, comme on a pu voir…

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Anne McLellan, ancienne ministre de la Justice et procureure générale, a produit, à la demande du premier ministre Justin Trudeau, un rapport sur le rôle du procureur général.

Mais on aurait tort d’ignorer le rapport McLellan. Cette prof de droit s’est entourée d’une équipe très forte et a consulté les meilleures autorités en la matière au Canada, au Royaume-Uni et même en Australie. Du travail sérieux.

Quelle est la conclusion de ce rapport ? D’abord, il n’y a pas lieu de changer les structures actuelles, par exemple en confiant les rôles de ministre de la Justice et de procureur général à deux personnes différentes.

Par contre, vu que même des membres du cabinet ne comprennent pas le rôle du procureur général, il faut établir un protocole clair pour dire aux politiciens comment intervenir et jusqu’où ils peuvent aller dans leurs discussions.

Et à la fin, le plus important, pour en assurer l’indépendance, c’est l’intégrité et le courage de la personne qui occupe cette fonction.

***

Le procureur général a un rôle singulier. C’est un élu, choisi par le premier ministre, qui est également dans notre tradition titulaire du portefeuille de la Justice.

C’est le conseiller juridique du gouvernement. C’est lui qui s’assure que les décisions prises sont conformes à la Constitution. C’est lui qui mène les poursuites civiles pour l’État. Et c’est lui qui supervise le service des poursuites pénales.

Bien qu’il soit lui-même un élu et qu’il soit choisi par le premier ministre, le procureur général doit donner des avis non partisans sur la légalité et prendre des décisions indépendantes. D’où l’interdiction d’exercer des pressions ou de lui donner des directives.

Le rapport McLellan se concentre surtout sur ce qui a fait controverse dans l’affaire SNC-Lavalin : les poursuites criminelles.

En 2006, le gouvernement fédéral a institué le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC). Depuis, le procureur général n’a plus aucun pouvoir dans la décision de poursuivre ou non quelqu’un devant la cour criminelle. Le directeur du SPPC est sélectionné par un comité indépendant et nommé pour sept ans, et son mandat est non renouvelable. Le directeur ne reçoit d’ordres de personne.

Le procureur général peut changer une de ses décisions, mais s’il le fait, il doit le déclarer publiquement dans la Gazette du Canada. Depuis la création du poste par les conservateurs, il y a 13 ans, ce n’est pas arrivé une seule fois.

La loi prévoit tout de même que le directeur du SPPC avise le procureur général quand il s’apprête à déposer une poursuite dans un dossier « d’intérêt général ». Kathleen Roussel, qui est la directrice du SPPC, a envoyé 62 de ces avis en 2018. L’idée est de permettre au procureur général de connaître les dossiers majeurs et d’avoir toutes les informations en main au cas où il voudrait intervenir.

C’est ce qui est arrivé dans le cas de SNC-Lavalin. Kathleen Roussel a refusé l’accord de réparation qu’espérait l’entreprise ; le bureau du premier ministre aurait voulu que Jody Wilson-Raybould change cette décision – ce qu’elle a refusé jusqu’à perdre son poste.

***

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jody Wilson-Raybould, députée indépendante et ancienne ministre de la Justice et procureure générale

Vu les pressions exercées sur Jody Wilson-Raybould, la question se pose : faut-il mieux protéger le procureur général en l’excluant des décisions du cabinet ? C’est ce qui se fait au Royaume-Uni. Mais comme il est le conseiller juridique du gouvernement, il est invité à participer aux discussions de toute manière et à répondre aux questions de droit qui se posent.

Par ailleurs, écrit Anne McLellan, même s’il ne siège pas au cabinet, on ne peut pas le mettre sous une cloche de verre. Le premier ministre peut très bien le convoquer, le faire appeler, etc. Enfin, tout ce que Justin Trudeau a fait et qui est décrit dans le rapport du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique.

Séparer les rôles de ministre de la Justice et de procureur général, exclure le procureur général du cabinet : toutes ces formules ne garantissent pas plus l’indépendance des décisions.

Le fait que le SPPC agisse en toute indépendance et qu’on ne puisse changer ses décisions que par un avis public est déjà un puissant frein à l’intervention politique.

Siéger au cabinet a deux avantages pour le procureur général. Le premier est de renforcer sa position politique au gouvernement, en le tenant informé des affaires. Et surtout, il continue de devoir répondre de ses gestes devant le Parlement et doit rendre compte des décisions du SPPC – et de sa décision d’intervenir ou pas dans une poursuite.

Un système parfait n’existe pas, mais somme toute, celui-là n’est pas si mal – c’est essentiellement le même système au Québec. À condition d’avoir un procureur général au caractère indépendant et capable de résister aux pressions s’il y en a.

Ce qu’il reste à faire est d’établir un protocole qui dise clairement qui a le droit de parler au procureur général, et les limites de ce qu’il peut dire. Car évidemment, il peut consulter et on peut le sensibiliser à des enjeux. Mais personne ne peut lui donner d’ordres ou exercer une pression pour le faire changer d’idée, même si, bien sûr, la limite entre information et pression peut parfois être subtile…

Quelque chose me dit que de toute manière, l’affaire SNC-Lavalin servira de puissante leçon à tous les politiciens au Canada sur les dangers d’intervenir trop pesamment auprès du procureur général, et sur l’importance de préserver son indépendance.

C’est une pédagogie qu’il faut refaire de temps en temps…