Quelque 1600 travailleurs ont travaillé d’arrache-pied pendant plus de trois ans pour ériger un petit miracle au-dessus du Saint-Laurent. Ce sont nos personnalités de la semaine.

Mieux conçu que son prédécesseur, le nouveau pont Samuel-De Champlain devrait en principe durer au moins 125 ans. Mais s’il fallait tout recommencer demain matin, ses artisans feraient la file pour revivre l’expérience de travailler sur ce chantier « où tout est gigantesque ».

« Grandiose », « magnifique », « impressionnant », « splendide ». Les ouvriers qui y ont travaillé ne manquent pas d’épithètes louangeuses pour décrire la structure de béton et d’acier qu’ils ont érigée au-dessus du Saint-Laurent : « C’est un legs, finalement », lance le charpentier menuisier Martin Pouliot, qui s’est assis avec sept de ses collègues pour raconter à La Presse comment ils avaient vécu cette aventure de l’intérieur. 

La chose a été dite et redite : la construction de l’ouvrage, qui s’est étalée sur plus de trois ans, s’est souvent faite au sacrifice des vacances et de la vie personnelle de ces ouvriers. Les journées de plus de 14 heures étaient légion. 

Tu reviens à la maison quand il fait noir. Tu te laves, tu manges, tu te couches. Et tu te lèves à trois heures du matin pour recommencer et être sur le chantier à six heures.

Manuel Vaz, cimentier

Personne n’y était contraint, mais plusieurs ont choisi de travailler 30, 35 ou 40 jours d’affilée pendant certaines périodes cruciales. « La fin de semaine de la fête du Canada, c’était la première fois depuis le 16 juin 2016 que je prenais deux week-ends de congé de suite », dit le grutier Michel Dufresne. 

Neuf canicules

Le travail se poursuivait beau temps, mauvais temps. Pendant l’hiver, le froid les obligeait à mettre des chauffe-mains dans leurs gants. Le brouillard émanant de l’eau plus chaude du Saint-Laurent les empêchait de voir plus de deux mètres devant eux, et des vagues glacées leur mouillaient parfois les vêtements pour toute la journée, lorsqu’ils se rendaient à leurs postes de travail à bord de barges. 

Pendant l’été, la chaleur pouvait monter au-dessus de 40 °C sur le tablier et dans les poutres-caissons qui forment la structure. Les travailleurs sont passés à travers neuf périodes de canicule. « Il fallait constamment que tu surveilles tes collègues pour t’assurer qu’ils boivent de l’eau, même s’ils n’avaient pas soif », relate Bobby Nolet, un manœuvre responsable de la prévention environnementale sur le chantier. 

On est chanceux, les collègues se tenaient et s’épaulaient.

Bobby Nolet

 « À ces chaleurs-là, le chantier était envahi de nuages de mannes [insectes volants aussi appelés éphémères], au point qu’on ne pouvait pas ouvrir la bouche sans risquer d’en avaler », raconte le grutier. Ces insectes attiraient des oiseaux prédateurs, qui faisaient sauter le réseau électrique temporaire en se posant sur les fils. 

Le maintien de ce réseau électrique — qui a permis de réduire considérablement l’utilisation de génératrices à essence sur le chantier, ce dont les artisans sont très fiers — était d’ailleurs un défi de tous les instants, racontent les surintendants électriciens Michael Mailloux et Serge Roy. « Des lignes à haute tension sur le bord de l’eau, ça n’existe pas vraiment. C’est beaucoup d’entretien. L’humidité fait que tout se corrode rapidement. Une couche saline se dépose sur les isolateurs, qui deviennent conducteurs. Les fusibles sautent constamment », dit M. Roy. Son téléphone cellulaire pouvait recevoir 200 appels par jour pour des pépins électriques divers sur le chantier. 

Une expérience unique

Par sa nature, le chantier, coincé sur des jetées étroites construites au milieu de forts courants et de l’eau glacée, était aussi un défi de logistique majeur pour les opérateurs de machinerie. Plusieurs grues installées sur des barges pouvaient enfoncer celles-ci de près d’un mètre lorsqu’elles soulevaient des pièces lourdes. Les grutiers ont fait des levages de plus de 300 tonnes, avec des grues qui avaient 770 000 kg de contrepoids pour les balancer. « On ne reverra peut-être plus jamais ça de notre vivant », dit Michel Dufresne, déjà un brin nostalgique. 

Malgré la complexité des opérations, il n’y a eu aucun mort et personne n’a été grièvement blessé lors de la construction du pont, se réjouissent les travailleurs. « On ressent une grande fierté de ça, et de l’ensemble de l’œuvre », dit le monteur d’acier Jean-Michel Giroux. 

« Ça donne des frissons quand on passe sur le pont, tellement c’est silencieux d’y rouler, lance Bobby Nolet. C’est incroyable, comme le tablier est bien conçu. »