Les miliciens ont chargé la foule au petit matin. Ils ont semé le chaos dans les rues de Khartoum et la terreur dans le cœur des manifestants. Ils ont incendié des campements. Ils ont violé des femmes. Ils ont tiré sur des hommes. Ils ont jeté des corps dans le Nil. Le massacre a fait 128 morts.

C’était il y a exactement un mois, au cœur de la capitale soudanaise. Ça n’a pas empêché des centaines de milliers de manifestants de descendre à nouveau dans la rue, dimanche, pour réclamer le départ des militaires qui s’accrochent au pouvoir. Cette fois, la répression n’a fait « que » sept morts.

Et qui ce sympathique régime a-t-il embauché pour polir son image sur la scène internationale ?

Nul autre qu’un lobbyiste montréalais, Ari Ben-Menashe.

PHOTO HOWARD BURDITT, ARCHIVES REUTERS

Le lobbyiste montréalais Ari Ben-Menashe, en 2002

Le 7 mai, cet énigmatique personnage a signé un contrat de 6 millions de dollars avec le général Mohammed Hamdan Daglo « Hemetti », numéro deux du Conseil militaire de transition (CMT) qui a pris le pouvoir, début avril, à la suite d’un coup d’État.

« Nous ferons de notre mieux pour vous garantir une couverture médiatique internationale et soudanaise favorable », indique le contrat de la firme montréalaise Dickens & Madson, dont l’existence a été révélée la semaine dernière par le Globe and Mail.

Le général Hemetti dirige les redoutées Forces de soutien rapide (RSF). Autrefois, on les appelait les Janjaweed. Au Darfour, ces impitoyables miliciens saccageaient un village à la fois, laissant mort et désolation dans leur sillage.

Quinze ans plus tard, ils utilisent les mêmes tactiques pour distiller la terreur parmi les manifestants qui risquent leur vie dans l’espoir de voir naître la démocratie au Soudan.

Ce sont ces tyrans que M. Ben-Menashe doit présenter au monde sous leur meilleur jour.

On lui souhaite bonne chance.

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Ari Ben-Menashe m’a appelée du Soudan, hier, pour me livrer sa version des faits.

Selon lui, le journaliste du Globe and Mail s’est fourré le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

Oui, il a bien signé un contrat de 6 millions avec le régime militaire au Soudan. Mais, voyez-vous, c’est pour aider ce régime à mettre en œuvre la transition démocratique.

« La façon dont nous le voyons, c’est que le CMT est le seul groupe crédible pour mettre en place un gouvernement civil. Nous espérons l’aider à le faire rapidement, puis soutenir ce gouvernement civil, avec l’appui de différents pays occidentaux. »

Joli programme. Mais je ne retiens pas mon souffle.

D’abord, c’est bien au régime actuel – et non à un éventuel gouvernement civil – que Dickens & Madson promet de dénicher des appuis diplomatiques, des investissements pétroliers et même de l’équipement militaire.

Le contrat fait miroiter une alliance avec le maréchal libyen Khalifa Haftar, ainsi que des rencontres avec des dirigeants russes et saoudiens. Et même, pourquoi pas, avec Donald Trump.

Ensuite, on peut s’interroger sur la volonté réelle d’une élite militaire, jalouse de son pouvoir et de ses privilèges, de se saborder au profit d’une véritable démocratie. L’histoire nous a malheureusement appris, en Afrique et ailleurs, qu’un tel scénario ne risque guère de se produire.

Enfin, Ari Ben-Menashe n’est pas spécialement reconnu pour avoir contribué à la libération de peuples opprimés.

Au contraire.

En mai 2010, quelques mois avant la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, M. Ben-Menashe lui a proposé de mettre sur pied une légion étrangère formée de 2000 combattants zimbabwéens, question de mater une éventuelle rébellion.

Dans sa proposition, la firme Dickens & Madson promettait au dirigeant ivoirien de bâtir « un programme visant à stabiliser le pays et à le ramener sous le ferme contrôle du président ».

Ce n’est pas tout.

En 2001, M. Ben-Menashe a carrément tendu un piège à l’opposant politique du dictateur zimbabwéen Robert Mugabe.

À quelques semaines de l’élection présidentielle au Zimbabwe, le lobbyiste avait invité à Montréal le leader de l’opposition, Morgan Tsvangirai, prétextant vouloir lui offrir ses services. En réalité, M. Ben-Menashe travaillait pour… Mugabe.

Le lobbyiste avait filmé sa rencontre avec M. Tsvangirai, à l’insu de ce dernier, dans les bureaux de Dickens & Madson. Il lui avait posé des questions étranges, déplacées.

Puis, il avait envoyé l’enregistrement au Zimbabwe, clamant que M. Tsvangirai avait requis ses services pour assassiner le président !

Cela avait suffi à Mugabe pour faire emprisonner son opposant sur-le-champ, sous des accusations de complot et de trahison.

M. Tsvangirai risquait la peine de mort. Il n’a été acquitté que trois ans plus tard. À l’issue du procès, le juge a qualifié le comportement du témoin Ben-Menashe de « grossier, peu fiable et méprisant ».

Cet épisode pour le moins gênant n’a pas empêché Mugabe de continuer à retenir les services de la firme Dickens & Madson pendant des années.

Manifestement, le dictateur du Zimbabwe était un client satisfait.

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D’autres n’ont pas été aussi enchantés des services de M. Ben-Menashe.

Parlez-en à la dizaine de clients qui ont poursuivi sa défunte entreprise Carlington Sales.

Le stratagème allégué consistait à cibler des pays du tiers-monde et à exiger des acomptes substantiels pour des livraisons de blé qui ne se matérialisaient jamais.

« Quand les clients appelaient pour demander où était leur blé, il répondait que la livraison était en route, quelque part sur un bateau, histoire de gagner du temps », m’a raconté Olivier Damiron, un ancien employé, en 2012.

« Un jour, Ari m’a même demandé d’acheter du riz dans un dépanneur de la rue Sainte-Catherine, de le mettre dans un Ziploc et de l’expédier au client en lui faisant croire que c’était un échantillon ! »

Depuis 30 ans, Ari Ben-Menashe mène la planète en bateau. Considéré comme un mythomane par ses détracteurs, il multiplie les allégations de complots, impliquant tour à tour le Mossad, Ronald Reagan, George Bush et les dirigeants de la CIA.

Au fil des ans, plus d’un journaliste d’enquête, et non des moindres, s’y est brûlé les doigts.

Alors, quand l’insaisissable lobbyiste promet tout un arsenal militaire à des dictateurs africains, peut-être les mène-t-il en bateau, eux aussi.

Affaires mondiales Canada n’a pas pris de risque.

La provision d’armes ou de toute assistance technique au Soudan est strictement interdite, m’a écrit hier soir un porte-parole du Ministère. « Enfreindre des sanctions canadiennes est une infraction criminelle. »

L’affaire est désormais entre les mains de la Gendarmerie royale du Canada.