À la Résidence Lux Gouverneur, les résidants sont chanceux : des caméras de surveillance sont installées tout le tour du bâtiment pour leur plus grande sécurité.

S’ils meurent de froid, personne ne s’en rendra compte, mais on saura exactement à quelle heure.

Parce que voyez-vous, cette nuit de janvier où une fausse alerte d’incendie s’est déclenchée, personne n’a vu que Mme Hélène Rowley Hotte Duceppe était sortie, à 4 h 58.

Elle avait 93 ans. Elle était un peu sourde, mais elle était en excellente santé, avait toute sa tête, aimait la vie, et avait demandé la chambre près de la sortie justement parce qu’elle avait la phobie des incendies.

Personne n’a entendu l’alarme déclenchée par l’ouverture de la porte par laquelle elle est sortie.

Personne n’a regardé les foutues caméras de surveillance.

Personne n’a fait le décompte des résidants.

Personne.

Même si les pompiers l’avaient spécifiquement demandé.

Pendant ce temps-là, la pauvre femme était coincée dans une cour intérieure sans issue, une porte verrouillée devant elle…

On la voit mourir sous nos yeux dans ce rapport de la coroner Géhane Kamel, publié hier, et c’est atroce.

Elle avait mis son manteau. Un chapeau. C’était une nuit glaciale. Mais au moins, elle était en sécurité, pensait-elle. Sauf que personne ne l’a vue.

– 6 h 38 : elle se frotte les mains…

– 7 h 08 : elle s’assoit…

– 7 h 57 : elle se relève…

Ça fait trois heures qu’elle est dehors. Le soleil s’est levé. L’alerte est terminée. Mais elle est encore là, sans que personne ne l’ait remarquée.

– 8 h 28 : elle tente de se protéger du vent, son chapeau s’envole… elle le rattrape péniblement…

Au même moment ou presque, à 8 h 45 pour être précis, un employé se rend à la porte qu’elle a empruntée, et qui a déclenché une alarme. Tiens, une alarme… Il fait cesser l’alarme. Il ne regarde pas dehors.

– 9 h 23 : elle se couche à nouveau, elle n’en peut plus…

Quand les ambulanciers l’ont trouvée à 11 h 40, son cœur, incroyablement, battait encore, faiblement.

Elle est morte peu de temps après.

***

Communiqué diffusé en janvier, par Lux Gouverneur : « Nos caméras montrent qu’elle s’est évanouie quelque temps après être sortie. »

Non, Monsieur.

Vos caméras ne montrent pas ça du tout. Vos caméras montrent une mort lente, atroce, silencieuse, glaciale. Une agonie qui a duré six heures. Voilà ce qu’elles montrent, vos caméras, que personne, pas une seule fois, n’a regardées.

Communiqué de Lux Gouverneur hier : les pompiers, dès leur arrivée, « prennent aussitôt le contrôle des bâtiments ».

J’imagine bien qu’un relationniste, un avocat et un assureur sont dans le dossier pour concocter des conneries semblables qui ne manqueront pas d’impressionner le juge (euh, pas vraiment).

Car on se doute bien qu’il y aura une poursuite. Et la ligne de défense est déjà tracée : fausse alerte, suivie d’une prise en charge par les pompiers… y a rien qu’on pouvait faire ! Malheureux accident…

D’après la famille Duceppe, les seules condoléances que Lux Gouverneur a manufacturées étaient dans un communiqué…

***

Bien sûr que c’est un « accident ». Mais comme le dit la coroner, c’est un accident évitable. Très évitable. Un long accident. Qui n’en finit plus.

Ces résidences au nom pompeux, qui poussent comme des champignons partout au Québec, ce ne sont pas des bâtiments d’avant-guerre au milieu de la forêt. On y facture la totale en vendant de la sécurité. Ils n’ont que ce mot à la bouche. Sécurité ! Ils ont tout l’équipement.

C’est trop demander de juste faire la job de base ? Comme regarder les images des caméras ? Ouvrir une porte qui a déclenché une alarme, d’un coup que quelqu’un se trouverait de l’autre bord ?

Ah, j’oubliais : c’est la faute aux pompiers.

Ben alors, quand le chef pompier a demandé de faire le décompte des résidants, pourquoi ça n’a pas été fait ?

Hélène Rowley Hotte Duceppe était encore vivante à ce moment-là.

Oh et puis, si c’est un accident, et si c’est la faute des pompiers, ça vous arracherait la gueule d’offrir vos condoléances autrement que par communiqué ?

On aura beau rendre les normes plus sévères, mettre des sonnettes au bout de chaque doigt des résidants, si les employés ne font pas le très élémentaire minimum, ce n’est pas le gouvernement, un règlement ou une loi qui le leur fera faire.

Ouvrir une porte…

Vérifier…

Compter les gens…

Bref, le minimum humain. Faut-il vraiment réglementer le minimum d’humanité et de bon sens ?