(Québec) Il y a une hausse importante des signalements à la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) parce que les services de première ligne, dans les CSLC en particulier, ont été atrophiés ces dernières années, soutient André Lebon, qui sera vice-président de la commission spéciale créée dans la foulée de la mort d’une fillette de Granby victime de négligence.

Selon lui, le gouvernement multiplie les politiques sur ceci et les plans sur cela, mais dans les faits, les services ne sont pas au rendez-vous ou sont déficients pour les jeunes vulnérables et leur famille.

« On a mis le minimum [d’investissement], mais on a élargi la responsabilité. Alors c’est comme un magasin d’alimentation en Russie dans le temps : tout est dans le showroom, et il n’y a rien dans l’inventaire ! », lâche-t-il avec le franc-parler qu’on lui connaît.

« On dit aux gens : “Venez ! Venez !” Mais il n’y a pas de service au numéro que vous avez composé. » — André Lebon

La Presse a croisé M. Lebon au parlement hier, à la sortie de sa rencontre avec les ministres Jean-François Roberge (Éducation), Lionel Carmant (délégué à la Santé) et Mathieu Lacombe (Famille) en compagnie d’intervenants des réseaux de la santé et de l’éducation (voir capsule plus bas). M. Lebon a tenu à préciser que s’il présente ses « préoccupations » en entrevue, les conclusions de la commission spéciale ne sont pas écrites à l’avance pour autant.

Un nom qui fait l’unanimité

Le premier ministre François Legault dévoilera finalement demain — 24 heures plus tard que prévu — les détails de cette commission qui sera présidée par Régine Laurent, ex-présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). L’autre vice-président sera Michel Rivard, avocat à la DPJ dans l’est de Montréal. Tous les choix ont été faits par le gouvernement, ce qui fait rager les partis de l’opposition. « On ne peut pas être quatre à décider ! » a justifié M. Legault hier. Le nom de M. Lebon, qui a réalisé une cinquantaine de mandats comme consultant pour des ministères et des organismes depuis 1986, faisait partie de ceux que voulaient soumettre les partis de l’opposition et fait l’unanimité.

Avec le report de l’annonce, le gouvernement veut tenter de se raccommoder avec l’opposition autour de cet exercice qui se veut non partisan.

Mandat élargi

Le mandat de la commission spéciale sera élargi par rapport à la mouture originale, à la satisfaction de M. Lebon.

« Si ça avait été juste sur la protection de la jeunesse, je n’aurais jamais accepté » la vice-présidence, a-t-il expliqué peu de temps avant d’aller signer son entente contractuelle avec le gouvernement pour la commission spéciale. « Parce que c’est un enjeu systémique. Parce que le filet de sécurité sociale que représente la protection de la jeunesse, c’est une chose. Mais dans toutes les situations qu’on a vues, incluant la petite fille de Granby, il y a l’école, les services sociaux de périnatalité, tout ce qui a été fait depuis le début, ou pas, ou mal fait. »

Il y a un problème de coordination évident entre les différents intervenants, et le cliché du travail en silo s’avère. « On est dans un réseau qui ne se fait pas de passes », résume M. Lebon, psychoéducateur de formation auprès de jeunes en difficulté.

Il y a eu une hausse de 10 % des signalements à la DPJ l’an dernier. Et en date de mars, 3300 personnes étaient en attente d’évaluation.

Pour André Lebon, « l’équation » est simple : « Les services en CSLC et la première ligne qui répondent aux besoins d’aide des familles, si tu slaques ça, tu en fais moins, tu le fais de façon erratique ou tu le fais mal, eh bien à la protection de la jeunesse, ça monte ! C’est ce qui explique les peaks historiques, et ce n’est pas le premier peak qu’on vit. »

« En 2000, on enquêtait sur les listes d’attente en protection de la jeunesse. Et l’équation, c’est : ne rends pas les services de besoin d’aide et tu vas être en besoin de protection. » — André Lebon

Au cours des dernières années, des travailleurs sociaux et d’autres professionnels ont été transférés des CLSC vers les groupes de médecine familiale. Des services de proximité pour les familles dans le besoin ont souffert, estime M. Lebon. Le ministre Carmant a eu la « surprise » de le constater après son annonce récente sur la création d’un programme de dépistage des retards de développement chez les jeunes enfants.

« Il pensait qu’avec son projet CIRENE, qui est bien intéressant et tout, il allait compléter les équipes avec un certain nombre de millions de dollars et des ajouts de postes, pour se rendre compte ensuite que les équipes en question dont il imaginait l’existence n’existaient plus ! Il pensait qu’un orthophoniste, une ergothérapeute, tous les CLSC ont ça dans leurs services de base. Mais non ! »

« Armée hypothéquée »

Autre problème que devra analyser la commission : la différence entre le nombre de postes et les heures travaillées. « Tout est là ! Je peux vous dire qu’il y a un écart monstrueux entre la capacité théorique, appelons ça comme ça, et la capacité rendue », explique-t-il.

« Il y a tout le phénomène des postes vacants, des absences maladie. Tu as l’impression d’avoir une force, une armée, mais l’armée est hypothéquée ! Il y a aussi les heures travaillées et sur quoi le travail porte. Des gens disent qu’il y a seulement 40 % de leur temps qui va en services directs. Donc il y a une perte de temps. Il y a là un enjeu fondamental. »

C’est sans compter l’instabilité des équipes d’intervenants. Une famille ou un jeune est pris en charge par un professionnel un jour, qui est remplacé par un autre la semaine suivante.

« Ça va être un autre enjeu de la commission : les conditions qu’on donne aux gens pour qu’ils fassent leur job, le soutien qu’on leur donne. » — André Lebon

Un constat qui ne l’empêche pas de s’en prendre aux « règles du jeu syndicales ». Avec la fusion des établissements de santé, devenus CISSS ou CIUSSS, il y a eu fusion des unités d’accréditation syndicale. Bref, un gros établissement, un gros syndicat. Ce « mur à mur » entraîne des pratiques déplorables, estime M. Lebon. « À la moindre chiure de mouche qui ne fait pas ton affaire, tu t’en vas, t’appliques ailleurs, tu gardes ton poste… Ça fait des complexités de postes… Quand tu remplaces quelqu’un, tu n’es pas détenteur du poste parce que c’est encore l’autre qui en est le détenteur même si ça ne l’intéresse plus, mais il se protège le cul. Et le syndicat défend ça à tour de bras ! »

— Avec Denis Lessard, La Presse