(CHIBOUGAMAU) Les consultations publiques sur le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État se sont terminées. Le débat a été vif, mais les sondages révèlent que la majorité de la population en appuie les principes, notamment l’interdiction pour les enseignants de porter des signes religieux. Notre chroniqueur est allé prendre le pouls des Québécois.

La ville est blottie contre le lac. Dans les villes du Nord, les rues sont larges, à cause de l’avenir, et on stationne en diagonale.

C’est samedi soir et une Mustang pimpée va et vient dans la rue principale, qui s’appelle en fait 3e Rue. Autrement, c’est tranquille au centre-ville de Chibougamau.

Au bar de l’hôtel, un ouvrier de la mine de diamants Stornoway entre deux séjours de deux semaines sirotait une autre bière.

« Tu connais pas les Chantiers Chibougamau ?! Tu pars pas d’ici sans visiter ça ! »

C’était une injonction.

Le lendemain matin, je me suis avancé à l’entrée des immenses installations, à cinq rues du centre. Tout était silencieux.

J’ai été attiré par une immense pile de billots d’épinettes couchés. Ça faisait peut-être six ou huit mètres de haut. Tiens, une autre, une autre encore…

J’ai pénétré dans ce labyrinthe, c’était comme le quartier d’une ville, en fait c’était une ville de bois : des rues et des rues d’épinettes ébranchées qui remplissaient l’air froid de leur parfum.

L’endroit s’appelle Chantiers Chibougamau et c’est non seulement le plus gros employeur, mais la fierté de cette ville de 7500 habitants blottie contre le lac du même nom.

Les nouveaux paddocks de la Formule 1 ? Les structures viennent d’ici. Les arches du Centre Vidéotron aussi. Plusieurs ponts en bois tout récents. Un immeuble de 13 étages en bois massif, le plus haut du genre au Québec…

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Je suis au Coq rôti avec Marcel Talbot, qui travaille là depuis 1973. Il a commencé à 16 ans comme journalier et dans ce temps-là, l’usine faisait du bois d’œuvre dans sa plus simple expression.

« On n’était même pas sûr d’avoir une paye le jeudi. Je faisais 75 $ par semaine, tous mes amis travaillaient pour le double dans des mines. J’avais essayé ça, la mine, j’ai travaillé sur une foreuse à diamants à 15 ans. Mais dans une mine, t’es dans un trou, t’es mort avant d’être mort. Mon père m’avait dit : ‟Si t’as la chance de pas travailler dans une mine, prends-la.” »

De scierie « ordinaire », l’entreprise s’est lancée petit à petit dans les deuxième et troisième transformations. Elle participe à une petite révolution dans la construction au Québec qui remet le bois en valeur.

On ne se contente plus de faire des « 2 x 4 ». En important les techniques européennes, ils fabriquent en les jointant des structures totalement en bois, ce qu’on ne voyait à peu près pas au Québec, pourtant pays de produits forestiers par excellence…

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Ils vont chercher le bois jusqu’à trois heures de route. Ils font des coupes à blanc morcelées, selon les directives du Ministère, qui changent chaque année : en damier, en triangle, pas plus de 40 % de chaque territoire… Et selon les permissions en territoire cri. « On plante autant qu’on coupe », dit Marcel Talbot. Mais comme il faut 75 ans pour qu’une épinette noire pousse, ils sont loin d’avoir cueilli ce qu’ils ont semé.

Le bois d’ingénierie, c’est obligatoirement de l’épinette. Il y a bien le cyprès, qui « pousse comme du pissenlit, ça devient gros comme ça en 20 ans », c’est-à-dire comme une cuisse d’Alex Harvey, disons. Mais il y a trop de nœuds pour faire de bonnes poutres.

« Le sapin, c’est le fun la première journée, ça sent vraiment autre chose, c’est fort, mais après une semaine, t’es écœuré. » Ça fait pour le colombage, mais pas pour l’ingénierie.

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De temps en temps, on voit encore le fondateur à l’usine. Lucien Filion a plus de 90 ans, et c’est sa famille qui a pris la relève.

« C’est fermé la fin de semaine. Il a toujours dit : ‟Je fais mon argent à Chibougamau, je veux la dépenser à Chibougamau.” Sans lui, je sais pas où serait la ville… »

Pour attirer de la main-d’œuvre, les mines font des horaires  14-14 : on travaille deux semaines, congé deux semaines. 

L’effet net, c’est que les ouvriers viennent pour la plupart de l’extérieur de la région et repartent aussitôt leur congé arrivé, pour aller dépenser leur paye au Sud. Et comme les jeunes ici aussi désertent massivement…

« On a des jobs à offrir, on a de la misère à les combler. Si tu sais rien faire, je t’engage demain à 23 $ de l’heure. »

Ça tombe bien, je ne sais absolument rien faire. Je note ça.

« Avec l’immigration, si on commençait par remplir le Nord, on n’aurait pas ce problème-là, opine-t-il. Nous, on recrute aux Philippines. 

— Pourquoi des Philippins ?

— Ils nous ressemblent. Ils sont catholiques. Ils sont travaillants. »

Je comprends qu’il n’a rien contre l’interdiction des signes religieux à l’école, etc.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Micheline Poirier, en face de l’hôtel Chibougamau

Micheline Poirier est née à Chibougamau, mais à 2 ans, sa mère l’a emmenée vivre à Québec. À 30 ans, Micheline a eu un bébé. Un jour, l’enfant de sa voisine dans le quartier Saint-Roch a été enlevé. On l’a retrouvée morte sous le pont qui relie le quartier à Limoilou.

« J’ai dit à ma mère : ‟C’est fini, je retourne à Chibougamau, j’élève pas ma fille ici.” Je l’ai jamais regretté. Ma mère non plus, d’ailleurs : elle m’a suivie, elle s’est mariée avec son chum ici. 

« Ma fille jouait dehors, je me cassais pas la tête. »

Sa fille a maintenant 30 ans. Elle est allée travailler dans la réserve de Waswanipi, à une heure au sud-ouest. Elle est tombée amoureuse d’un Cri, qui travaille à la mine Osisko, à Malartic. Elle a emménagé dans la réserve. Ils ont deux enfants.

« Il y a de plus en plus de mariages mixtes. Les enfants apprennent les deux traditions. Mais ma fille vit comme une autochtone…

— C’est vrai que l’ours, ça goûte bon ? Quelqu’un m’a dit au bar de l’hôtel Chibougamau, et qu’on peut en manger à Oujé-Bougoumou…

— Moi, je veux rien savoir de ça ! Même l’orignal, j’en mange pas depuis longtemps… Une fois, ma fille a fait cuire du castor. Ils servent ça avec la tête, les griffes, toute ! Écoute ben, le castor me regardait, c’est pas mêlant ! Non, merci… »

Et ça se passe comment entre Cris et Jamésiens (c’est le nom officiel des administrés de la région de la Baie-James) ?

« Ça se passe vraiment bien. Évidemment, ça dépend qui, ça dépend quand. Mais des gens qui prennent un coup, y a pas juste des autochtones ! Ma première amie quand je suis revenue ici, c’est une Crie. J’ai gardé des enfants cris quand la DPJ en avait besoin. On se mêle de plus en plus.

— Ça fait 32 ans que vous êtes revenue, qu’est-ce que vous aimez tant, à part la tranquillité ?

— Premièrement mon mari, je l’ai rencontré ici ! Ensuite, le monde. On se dit bonjour même si on se connaît pas. »

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Où qu’on soit, il y a souvent un restaurant chinois. Celui de Chibougamau s’appelle le Restaurant Pékin et il a pignon sur la 3e Rue depuis une trentaine d’années.

« Le plus gros et le meilleur buffet en ville », dit l’affiche.

Vous me direz : y en a pas d’autre. Peut-être, mais n’empêche, c’est le plus gros.

Budy Tjan, ancien Montréalais né à Hong Kong, l’a acheté du fondateur il y a six ans. 

« J’ai vu l’annonce sur internet, j’ai vu une occasion d’affaires, je suis venu observer deux semaines, j’ai acheté.

— Vous aimez ça, Chibougamau ? »

Il fait une moue, mélange subtil de résignation et de dépit.

« Pas tellement… »

Il me demande si je vais dans le Quartier chinois. Je lui dis que je travaille à côté.

« Ah, oui, Fung Shing, Noodle Factory… »

Aucun biscuit ne dira jamais la nostalgie dans l’œil du Chinois de Chibougamau un matin frette de mai.

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À Waswanipi, tout était fermé hier, mais pas à cause des Patriotes. C’est le « goose break » et ça tient du rituel religieux. Les bernaches se posent sur le territoire chaque printemps depuis des millénaires. Et plus rien d’autre ne compte. Les écoles, la mairie, les magasins, tout est fermé. On ne sait pas quand ça commence, ça dépend des volatiles. Et c’est pas clair quand ça finit, ça dépend ça aussi, ça peut être deux à trois semaines.

J’ai rencontré une jeune policière crie, qui m’a expliqué (en français) qu’avec des patates, au four, ou même grillée sur feu de bois, la bernache est un pur délice. Elle irait bien chasser, mais faut bien assurer les services essentiels.

J’ai mangé un cheeseburger à la cantine, où j’étais le seul client. Jessy Cooper, l’aide-cuisinier, faisait la vaisselle. « Ils viennent de nous dire que c’est allongé d’une semaine », me dit-il.

Pas de chasse pour lui. Il sera réduit à en acheter. Ça se vend 30 $ la bernache. Les chasseurs en tuent environ 101 chacun, me dit-il.

« Pourquoi 101 ?

— OK, 100, d’abord », a-t-il concédé, comme s’il n’avait presque pas exagéré.

Je suis resté un peu à simplement regarder couler tranquillement la rivière Waswanipi, toute lisse ici, même si elle est gonflée comme jamais.

Les rivières se suivent sur la route qui me mène vers l’Abitibi, jamais pareilles, jamais de même humeur, je voudrais arrêter chaque fois, mais faut bien avancer…