La première fois que j’ai rencontré Luc Ferrandez, c’était chez Schwartz’s, sur Saint-Laurent. C’était quelque part au printemps 2010, il me semble, peu après sa première élection. Déjà, après quelques mois sur la job, il était un ovni.

Ferrandez avait fait campagne à vélo, tout le printemps, tout l’été. Il allait dans les ruelles, il dépliait un écran et, avec un petit projecteur, présentait sa vision d’un quartier qu’il voulait à échelle humaine, devant de petits groupes…

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Ferrandez en campagne électorale, en septembre 2009

Un sympathique poète, quoi, le genre de rêveur dont chaque campagne électorale accouche, le genre de rêveur qui perd à peu près toujours.

Personne ne le voyait gagner. Personne.

Il a gagné, haut la main : 44 % des voix.

Un mois après son élection, il annonçait que l’arrondissement n’allait plus déneiger le week-end pour une bordée de moins de 15 centimètres, pour mettre du fric sur autre chose. Choc et stupeur partout, de Gatineau à Gaspé, pas juste à Montréal.

Puis, début 2010, il jongle avec l’idée de tarifer le stationnement des non-résidants : autre levée de boucliers, alimentée tant par l’idée elle-même que par le style de cet anti-politicien qui détonnait dans le monde beige de la politique-langue-de-bois. Le 10 janvier 2010, il dénonce Radio-Canada, La Presse et Le Journal de Montréal sur son blogue, les accusant « de créer la panique » en prédisant que « ça va être l’enfer sur le Plateau » parce que lui, le maire du Plateau, pro-vélo, s’attaque à « l’hérésie du stationnement gratuit »…

Même pas six mois après son élection, Luc Ferrandez était donc déjà un personnage, un politicien improbable dans une équipe – Projet Montréal – dont on disait qu’elle pouvait peut-être gagner dans le Plateau, mais jamais la mairie de Montréal, voyons donc…

Je le cite de mémoire, assis au comptoir de chez Schwartz’s :

« Oui, oui, nous sommes des radicaux.

– Vous ne vous dites pas qu’il vaudrait mieux y aller avec des petits pas ?

– On considère qu’on ne va faire qu’un seul mandat, après ça, le monde va nous mettre dehors. Alors ce qu’on veut faire, on va le faire dans ce mandat-là. »

Il se trompait royalement…

Car après sa victoire inattendue de 2009, Ferrandez gagne en 2013 avec un score encore meilleur (51 % des voix). On a beau jaser de lui de Gatineau à Gaspé, les gens du Plateau lui font confiance. Et en 2017, il gagne avec 65 % des voix, une majorité assourdissante.

Ceux qui aimaient ses idées étaient nombreux et les urnes l’ont prouvé trois fois. Ce qui ne veut pas dire que tout le quartier l’aimait, loin de là. Les commerçants ne pouvaient pas le voir en peinture. Hier soir, une commerçante de ma connaissance m’a accueilli avec un « YES ! » triomphal en commentant le départ de Ferrandez…

Un de mes voisins a annoncé sur Facebook qu'il ouvrait une bouteille de champagne. Je pense qu’il est juste de dire que ceux qui étaient en désaccord avec lui se sont réveillés une ou deux fois, la nuit, pour l’haïr.

Et certains de ceux-là tentaient même de le réveiller, lui, la nuit. Ce n’est pas une image, je cite un chauffeur de taxi qui, un jour, m’avait confié sa détestation du maire du Plateau: « Je sais où il habite. Le soir, quand je passe devant chez lui, je klaxonne… »

J’avais demandé au chauffeur où Ferrandez habitait.

Plus tard, j’avais demandé à Ferrandez où il habitait, question de confirmer…

Et le chauffeur ne bluffait pas : il klaxonnait vraiment devant l’immeuble où se trouvait l’appartement du maire du Plateau, en espérant l’emmerder.

Je n’ai jamais été de ceux qui le détestaient. Ferrandez apportait à la vie publique ce que peu d’élus apportent : une vision sur ce que devrait être un quartier pour ceux qui y habitent.

Et puis, j’ai habité le Plateau dans le début de son premier mandat, j’y habite depuis la fin de son deuxième : Ferrandez et son équipe ont toujours eu en tête de rendre le quartier vivable pour le monde qui y vit, d’abord et avant tout. J’y vis. J’ai aimé son règne.

Mes reproches tenaient à l’intransigeance souvent absolue de ses positions. Là où il aurait pu mettre de l’eau dans son vin, souvent, il s’y refusait, se chicanant même avec des citoyens qui n’avaient pas toujours forcément tort. Je trouvais cette intransigeance contre-productive, la forme occultait le fond ; le « Fuck You » noyait ses arguments.

Son testament politique livré hier sur Facebook est une autre preuve que Luc Ferrandez n’était pas prêt à mettre de l’eau dans son vin, même si son parti gouverne – chose impensable il y a 10 ans – la Ville de Montréal.

Il y dit son affection pour Valérie Plante, salue son progressisme, mais refuse de contribuer à une administration qu’il juge trop timide face au défi climatique, un défi qu’il décrit comme existentiel, un défi auquel la mairie oppose selon lui des mesures qui ne seront qu’« anecdotiques », aux yeux de l’Histoire.

Luc Ferrandez fait une liste hallucinante par son ambition de mesures pro-climat que l’administration Plante devrait imposer immédiatement, comme un péage pour les voitures qui entrent au centre-ville, taxer 100 % du stationnement sur et hors rue, déminéraliser 10 % des rues, planter 500 000 arbres, acquérir ou zoner tous les espaces verts encore disponibles…

D’un point de vue urbanistique, ça se justifie. Scientifiquement, pour le climat, idem. Politiquement ? Invendable.

Mais cette liste est un gros « Fuck You » aux timides qui, comme moi, pensent que nous sommes foutus de toute façon, un « Fuck You » à ceux qui disent que les petits gestes ne comptent pas, que Montréal ne peut rien, à l’échelle de la planète…

Son texte de démission, encore : « On ne pourra pas réaliser un tel programme en un seul mandat, ni tout faire sans les autres paliers de gouvernement. Mais il faut commencer tout de suite. »

Agir localement, si personne n’agit globalement : c’était aussi sa vision quand il a commencé à inverser des sens uniques dans le Plateau pour éviter que les rues résidentielles ne servent de raccourcis aux automobilistes des banlieues…

Je le cite encore de mémoire, peut-être que c’était au Schwartz’s, peut-être que c’était lors d’une autre entrevue, à propos de ces mesures qui faisaient suer les automobilistes, qui ont encore fait parler de lui de Gatineau à Gaspé : « Ça fait 30 ans que le gouvernement du Québec niaise, qu’il n’a pas de vision pour le transport dans la région métropolitaine. Je suis tanné d’attendre. Moi, j’agis… »

Pendant près de 10 ans, Luc Ferrandez a agi localement.

Ceux qui se levaient la nuit pour le haïr vont pouvoir mieux dormir, ce soir.

Ceux qui aimaient sa vision de la vie de quartier, peut-être même sa vision de la vie tout court, vont s’en ennuyer.