Le navire Apollo, rendu célèbre par ses multiples déboires au début de l’année 2019 dans l’est de la province, échouait à plusieurs critères établis par la Société des traversiers du Québec (STQ) dans son processus d’achat, a appris La Presse.

La STQ et le ministère des Transports ont justifié leur acquisition malheureuse en invoquant que l’Apollo était le seul navire disponible sur le marché. Parmi les 12 traversiers considérés par la Société, il était en effet le seul à pouvoir prendre la mer vers Matane sur-le-champ. Or, il ne respectait que cinq des neuf critères recherchés (1), dont un jugé « obligatoire », soit sa longueur maximale. Il était en outre le plus vieux du lot.

La STQ, rappelons-le, a acquis l’Apollo à la mi-janvier au coût de 2,1 millions, afin de remplacer le plus vite possible le F.-A.-Gauthier pour assurer la traverse Matane–Godbout–Baie-Comeau. Moins de deux mois plus tard, le navire déchu était retiré de la circulation, victime notamment de deux collisions avec des quais. Le Bureau de la sécurité des transports avait après coup relevé que le navire présentait des signes de « détérioration sur le long terme ». La STQ tente aujourd’hui de le revendre (voir la capsule à la fin du texte).

« On ne l’a jamais caché : on savait qu’on n’achetait pas une Cadillac », commente en entrevue Alexandre Lavoie, porte-parole de la STQ.

« La disponibilité immédiate était un élément incontournable, insiste-t-il. Ne pas offrir de liaison maritime n’était pas une option. »

Grille d’analyse

À la suite d’une demande d’accès à l’information, La Presse a obtenu la liste des 12 traversiers considérés par la STQ – six navires canadiens et six étrangers. Les navires locaux ont été répertoriés par le personnel de la STQ, alors que les navires étrangers, tous européens, ont été repérés par un courtier international.

La STQ a par la suite établi une grille de neuf critères permettant d’évaluer ces navires. Ceux-ci étaient jugés notamment sur leur capacité de chargement, leurs dimensions et leur âge.

La plupart des bateaux de cette liste comportent des caractéristiques qui divergent largement des critères de la STQ. L’un d’entre eux est presque deux fois plus long que souhaité. Un autre peut atteindre une vitesse de pointe deux fois plus élevée que nécessaire. Au moins trois d’entre eux n’ont pas les certifications nécessaires pour naviguer dans des eaux prises par les glaces. Et la grande majorité de ceux-ci sont largement plus vieux que la cible établie.

En outre, le tableau présente des informations incomplètes pour cinq traversiers. La colonne du Suédois Gute, par exemple, comporte cinq champs laissés vides.

« Il y a là des bateaux qui n’ont aucun rapport avec les opérations de la STQ », s’étonne Réjean Desgagnés, architecte naval qui compte plus de 30 ans d’expérience.

« Je ne comprends pas comment ils sont arrivés à une liste comme ça. Ça ne m’apparaît pas très pertinent. »

— Réjean Desgagnés, architecte naval

Le courtier international de la STQ « nous a envoyé des navires qui ne correspondaient pas tout à fait à nos critères », convient Alexandre Lavoie.

À lui seul, l’Apollo échouait à quatre critères fixés par la STQ. D’abord, alors que la Société souhaitait transporter un minimum de 600 passagers et de 126 automobiles sur son traversier, l’Apollo ne pouvait accommoder que 240 personnes et 80 voitures, des capacités parmi les plus faibles des navires en lice.

Ensuite, la STQ avait fixé la longueur totale (ou hors-tout) à 100 m ou moins : l’Apollo l’excède de 9 mètres. Cette caractéristique était pourtant l’une des quatre « obligatoires », avec le tirant d’eau (portion immergée du navire), la classe de glace et la disponibilité immédiate. La STQ nous indique toutefois qu’il existait une certaine marge de manœuvre à cet égard.

Enfin, la Société souhaitait acquérir un traversier construit après 2009, donc de moins de 10 ans. L’Apollo est toutefois, à 49 ans, le plus vieux du lot. En fait, un seul navire de la liste aurait été admissible selon ce critère – le Norvégien Landegode, construit en 2012, qui n’était toutefois pas disponible. Aucun navire canadien de la liste n’a été construit après 1999.

Disponibilité

C’est donc bel et bien la disponibilité de l’Apollo qui a fait pencher la balance en sa faveur. Il s’agit en effet du seul navire identifié comme « disponible immédiatement », soit en février 2019. Un autre navire canadien, le Leif Ericson, aurait pu assurer le service pendant les mois de février et mars seulement. Un troisième, le Danois Fanafjord, était disponible à une « date indéterminée ».

En outre, bien que le critère de la compatibilité avec les infrastructures de la STQ ne soit pas ciblé comme obligatoire, il a lui aussi été déterminant. Seulement trois navires – dont l’Apollo – sont listés comme compatibles, et un autre aurait nécessité une adaptation.

La compatibilité implique, par exemple, que le bateau puisse accoster facilement au quai et assurer la circulation des véhicules et des piétons.

Le document fourni par la STQ indique par ailleurs que des 12 navires considérés, le seul qui ne pouvait être qu’acheté, et non loué, était l’Apollo.

« Ce n’était pas notre plan A de l’acheter, affirme Alexandre Lavoie. On visait un affrètement [location], on a fait des offres en ce sens, mais le vendeur [Labrador Marine] ne voulait pas. »

La Presse a tenté d’obtenir une copie du contrat d’achat de l’Apollo, mais la STQ a refusé notre demande, invoquant un secret industriel.

Urgence d’agir

Emmanuel Guy, professeur en sciences de la gestion à l’Université du Québec à Rimouski et spécialiste du transport maritime, constate que la grille d’analyse ayant mené à l’achat de l’Apollo « est cohérent[e] avec les déclarations publiques de la STQ et des élus responsables du dossier ».

Surtout, rappelle-t-il, la Société n’avait pas le choix de trouver une solution de remplacement rapide au F.-A.-Gauthier.

Invoquer l’âge trop avancé, le prix trop élevé ou l’indisponibilité des navires sur le marché « aurait été inacceptable dans l’est du Québec », souligne-t-il.

Cela n’empêche pas qu’une inspection avant l’achat aurait possiblement évité le fiasco que l’on connaît – l’Apollo a passé à peine une vingtaine de journées sur l’eau avant d’être remisé vu son mauvais état.

Avant de l’acquérir, la STQ n’avait en effet pas dépêché d’inspecteur à Terre-Neuve, où était exploité l’Apollo. Selon elle, le fait que le bateau soit exploité au Canada sous les certifications fédérales en vigueur suffisait à justifier l’achat.

L’architecte naval Réjean Desgagnés reconnaît que l’urgence d’agir complique sérieusement la recherche d’un tel navire et qu’il est plus simple de se tourner vers un bateau canadien.

« Il n’y a pas beaucoup de bateaux sur le marché, alors quand on n’a pas de temps devant soi, ça change la donne », dit-il.

N’empêche, « même si le navire est aux normes et qu’il est en opération, si je paye 2 millions pour, je vais aller l’inspecter », nuance-t-il.

« C’est facile de dire que c’était une erreur maintenant que le navire n’est plus en service, mais dans les circonstances, à ce moment-là, les décisions ont été prises avec la meilleure foi du monde », maintient Alexandre Lavoie, de la STQ.

« On avait de bonnes raisons de croire que l’Apollo ferait le travail. On savait que ce serait un achat temporaire. »

— avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

(1) La STQ a en fait établi 11 critères. Nous avons toutefois écarté celui de l’autonomie du navire puisque cette donnée n’est disponible pour aucun des traversiers considérés. Nous avons également fusionné les critères de l’année de construction et de l’âge du navire, puisqu’ils fournissent la même information.

À vendre

La STQ tente en ce moment de vendre l’Apollo. Le navire devra être acquis « tel quel, sans modification ou altération », peut-on lire dans l’avis d’intérêt publié lundi dernier. Les acheteurs intéressés ont jusqu’à mercredi pour se manifester. Parmi les acquéreurs potentiels, on retrouve la Ville de Godbout, qui souhaite le couler et en faire une base de plongée, selon Radio-Canada.