Je suis retournée dans mon pays. C’était jeudi avant-midi, sous un ciel gris. Un aller simple pour la nostalgie.

L’invitation au voyage m’avait été lancée il y a près d’un an. « Accepteriez-vous d’offrir une rencontre ou une conférence publique à la bibliothèque de Cartierville ? »

C’était un peu comme me demander : « Accepteriez-vous de manger des madeleines ? » Impossible de dire non.

Cartierville, dans le nord de Montréal, est le « pays » de mon enfance. Longtemps sa bibliothèque a été ma deuxième maison. J’y ai passé de nombreux samedis pluvieux et même des samedis ensoleillés à dévaliser ses rayons. À fouiller dans des fiches classées dans des petits tiroirs pour trouver LE livre qu’il me fallait. C’est là que j’ai découvert que celui qui lit ne s’ennuie jamais. Et que mon pays, c’était aussi tous ces livres où je pouvais me réfugier, m’évader et vivre d’autres vies que la mienne.

J’ai donc accepté avec plaisir l’invitation de Sylvie Payette, bibliothécaire-agente de liaison à la Ville de Montréal. Comme son titre l’indique, son rôle est de créer des liens, autour des livres et des mots. Des espaces réels de rencontre entre ceux qui déposent leur rêve dans ce nouveau pays et leur société d’accueil. C’est ce qu’elle avait réussi à faire, l’an dernier, avec la publication d’un très beau recueil rédigé dans le cadre d’un projet de soutien à la francisation, dont elle était la coordonnatrice – Récits du cœur – Carnets de migration à Montréal. Un projet, dont je vous ai déjà parlé, sous la direction de l’auteure Yara El-Ghadban, présidente d’Espace pour la diversité (un organisme qui met en dialogue les communautés de diverses cultures par le truchement de la littérature), en collaboration avec l’organisme Concertation-Femme et le Carrefour d’aide aux nouveaux arrivants.

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Mon retour au pays a pris la forme d’une rencontre très riche à laquelle assistaient un groupe de femmes immigrantes en francisation et d’autres citoyens du quartier nés ici ou ailleurs. Un thème s’est imposé de lui-même : la polarisation des points de vue. À l’heure des débats identitaires déchirants, où les certitudes, les insultes et les fausses nouvelles fusent dans les médias sociaux, comment peut-on encore arriver à dialoguer ? Comment arriver à parler de tout, même et surtout des sujets les plus difficiles ?

C’est une question qui se pose avec de plus en plus d’acuité, observait Maysoun Faouri, directrice de Concertation-Femme, un organisme communautaire qui veille à l’émancipation des femmes.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Maysoun Faouri, directrice de Concertation-Femme

Préoccupée par cet enjeu, Maysoun, Québécoise d’adoption depuis près de 30 ans, a lancé récemment, avec la collaboration de Yara El-Ghadban et les bibliothèques d’Ahuntsic et de Cartierville, des cercles de paroles interculturels. L’idée, c’est de créer un espace de dialogue pour aller au-delà des divisions eux/nous. Pour parler de sujets comme l’intégration, que personne ne définit de la même façon. Pour briser ces silences qui sont parfois encore plus révélateurs que les mots quand il est question de peur de l’islam, par exemple, ou de racisme. « On réalise qu’il y a des sujets difficiles que l’on n’ose pas aborder, tant du côté des immigrants que de la société d’accueil. » Des gens, que l’on croyait ouverts d’esprit, qui sont très inquiets à l’idée que leur fille tombe amoureuse d’un voisin arabe. Des immigrants qui se sentent victimes de racisme. Des Québécois « de souche » qui se sentent insultés par ces accusations mais n’osent pas le dire. Et le fossé d’incompréhension qui se creuse et se creuse encore.

Comment sortir de notre bulle et parler de tous ces sujets clivants ? Comment créer des ponts ? « Est-ce que les médias sociaux nous aident vraiment en ce sens ? », demandait Maysoun.

Peut-être pas. Évidemment, on trouve dans les médias sociaux le meilleur et le pire. Des groupes d’entraide pour les sinistrés des inondations ou les réfugiés tout comme des groupes qui diffusent de la propagande haineuse à l’égard de ces mêmes réfugiés. Encore cette semaine, Facebook a tenté d’y faire un peu de ménage en bannissant des groupes d’extrême droite. Mais on sait qu’il faudra beaucoup plus que quelques pages bannies à gauche et à droite pour venir à bout de l’hydre de la haine. Et que même lorsqu’on s’éloigne des extrêmes, les médias sociaux, avec leurs algorithmes qui nous donnent à lire essentiellement ce qui nous conforte dans nos croyances, entraînent un autre phénomène inquiétant et insidieux. Loin d’encourager le choc des idées, ils favorisent la propagation de fausses nouvelles, fabriquent de nouveaux conformismes, réduisent l’espace de dialogue, le temps de réflexion et l’indépendance d’esprit. On passe d’une indignation-minute à l’autre très rapidement, sans trop réfléchir, sans se soucier des faits qui pourraient nous donner tort ou nous amener à nuancer notre point de vue. On reste chacun dans notre bulle.

Ce phénomène a des conséquences politiques et sociales très réelles. On l’a vu notamment en Europe, où des discours populistes, selon lesquels l’Europe risque d’être submergée par une vague de migrants, ont la cote et alimentent la méfiance à l’égard des étrangers, même s’ils ne résistent pas à l’épreuve des faits. Le phénomène a été facilité par la montée en puissance des réseaux sociaux. C’est là un facteur majeur dans la détérioration du dialogue social, observait Hugh Carnegy, rédacteur en chef du Financial Times, en entrevue avec mon collègue Marc Thibodeau cette semaine. « Les gens y développent des visions complètement erronées de la réalité […] Plusieurs politiciens commencent d’ailleurs à parler de la nécessité de réguler les plateformes des grands médias sociaux. »

Il serait urgent de le faire, en effet. En attendant, il ne m’a jamais semblé aussi bon de tourner le dos aux distractions de ce pays virtuel le temps d’un retour au pays réel. Pas tant ce pays d’où l’on vient que celui où on veut aller, tous ensemble.