Maintenant qu’on sait comment le film de la vie d’Alicia* finit, la lecture des décisions des tribunaux donne bien évidemment envie de hurler.

La DPJ a toujours été dans la vie d’Alicia, dès sa naissance, en 2011. La petite a été confiée à sa grand-mère paternelle dès ses 4 mois : le père et la mère étaient inaptes à en prendre soin.

De 2012 à 2015, c’est la grand-mère qui garde Alicia chez elle, en vertu d’ordonnances de la Chambre de la jeunesse renouvelées tous les six mois. Son fils, en 2014, exigera la garde d’Alicia, après avoir obtenu celle de son fils. Débutera alors un bras de fer judiciaire et intrafamilial déchirant.

Je lisais donc les décisions des tribunaux au sujet de la garde d’Alicia et de son frère, rendues en 2012, 2013, 2014, 2015 et 2017. Extraits choisis : 

« Le père est bien épaulé au plan personnel […] Sa conjointe […] est dotée d’une grande maturité. Elle est franche et elle n’a pas l’intention de mettre en danger l’enfant. »

« [L’intervenante de la DPJ] précise qu’elle est en présence d’un nouveau papa. Il est disponible, il veut se renseigner, il discute des problématiques, trouve des solutions. »

« L’ensemble de la preuve démontre effectivement que le père s’est responsabilisé et s’avère doté de plus de maturité. Il consommait de la résine [de cannabis] d’une à deux fois par semaine. Il a cessé cette pratique depuis trois semaines. »

« [La grand-mère] réitère ses craintes à l’égard de son fils. Elle considère qu’il constitue un risque pour sa petite-fille. »

« Faisant état des allégations de la grand-mère paternelle, [l’intervenante] parle d’une femme qui a un système d’alarme défaillant, qui voit des dangers partout. »

Vous venez donc de lire ces extraits.

Vous savez comment le film finit, avec Alicia retrouvée ligotée par la police dans la maison de son père et de sa belle-mère, le couple arrêté et accusé peu après la mort de la petite, à l’hôpital.

Vous avez peut-être envie de hurler vous aussi en lisant ces phrases que je viens de citer.

Rappelez-vous une chose, une seule : vous savez comment le film finit.

***

« Inapte »…

Le dictionnaire dit : « Qui n’est pas apte, qui manque d’aptitude pour quelque chose. Synonyme : Incapable. »

Ça colle bien à la mère et au père d’Alicia, à sa naissance.

La mère a un trouble de personnalité limite, doublé d’une légère déficience intellectuelle, triplé d’un trouble obsessionnel compulsif amplifié par de l’anxiété. Enceinte, elle se frappe le ventre. À la naissance, elle tient des propos menaçants au sujet d’Alicia. Elle en perd la garde aussitôt.

Le père ?

Le mot qui me vient à l’esprit est « cabochon ». Il a la garde de sa fille, mais ses parents à lui sont là, au-dessus de son épaule de gars de 22, 23 ans. Ils veillent sur la petite. Ils le connaissent, leur fils, et ils ne lui font pas confiance.

La nuit, il ne se lève pas pour la nourrir, quand Alicia pleure. Sa mère doit le réveiller. Il ne veut pas la nourrir. 

Sa vision : le bébé doit apprendre que la nuit, on dort et que justement, pour lui, il n’est pas question qu’il se lève deux fois pour faire boire sa fille…

Alicia n’a alors pas 4 mois.

Ses parents insistent : quand la petite a soif, il faut la faire boire, c’est un bébé, allons…

Il les envoie violemment promener.

Les rendez-vous d’Alicia chez les médecins, ce sont les parents du père qui s’en occupent. Le père dira : je n’ai pas besoin d’y aller, si vous, vous y allez…

C’est la grand-mère qui fera le signalement de négligence à la DPJ. Le tribunal lui donnera la garde temporaire d’Alicia, dès le début de l’année 2012.

« Inapte »…

Dans le cas des parents d’Alicia, le mot est évoqué pour qualifier leurs aptitudes de parentalité. Mais en lisant les documents de la cour, on se dit que ces gens-là étaient probablement inaptes à la vie tout court.

Le père d’Alicia a abusé sexuellement de son frère et de sa sœur, quand il était adolescent. Le père et la mère d’Alicia se sont séparés deux ans après sa naissance, après une relation orageuse marquée par la drogue, l’alcool, les engueulades et la violence du père envers la mère.

Après la séparation, la mère d’Alicia est tombée enceinte…

Du père d’Alicia.

La grossesse n’a pas mené à une réconciliation.

Et pendant sa grossesse, la mère a commencé une relation avec un nouveau conjoint, elle n’a pas cherché loin pour trouver ce chum…

Le frère de son ex, l’oncle d’Alicia, l’oncle de l’enfant à naître.

Bref, Alicia vient au monde dans un milieu malsain, de parents inaptes à la vie, pour ne pas dire toxiques.

Les parents d’Alicia pouvaient voir leur fille de façon supervisée, en présence des grands-parents. Des rencontres qui se déroulaient somme toute bien.

Habiter chez ses grands-parents fut une bénédiction dans la vie d’Alicia. Le 16 février 2015, dans une ordonnance qui maintient la fillette chez sa grand-mère pour une autre période de six mois, on le constate : « C’est une enfant qui se développe bien et qui est attachée à ses grands-parents paternels. […] L’enfant a continué à bien se développer chez ses grands-parents avec qui elle vit depuis novembre 2011. »

On lit dans la même ordonnance du 16 février 2015 qu’une tutelle de la petite par ses grands-parents a été envisagée, puisqu’Alicia habite chez eux depuis plus de deux ans.

Ce serait le scénario idéal.

Dans ce scénario, Alicia aurait été sous la garde de ses grands-parents jusqu’à ses 18 ans.

Dans ce scénario, probablement que la vie d’Alicia ne se serait pas terminée à 7 ans.

Mais il y a un rebondissement qui s’annonce dans la phrase suivante, à l’alinéa 10 de cette ordonnance du 16 février 2015 : « Par contre, le père s’y est opposé compte tenu des améliorations à sa situation personnelle. »

***

Le père d’Alicia a eu un autre enfant, je vous l’ai annoncé plus haut. Un bébé garçon, qui vit avec son ex et son frère. La mère n’est pas plus apte à s’occuper du petit que de la petite. La DPJ le sait, le constate.

Le père, lui, semble avoir repris sa vie en main.

Le 18 juillet 2014, il demande la garde de son fils, né cette année-là. Le tribunal doit trancher : qui gardera le poupon ? La mère ou le père ?

Preuve sera faite que malgré tous ses efforts, la mère est inapte.

Le père ? Le père fait bonne impression à la juge Johanne Denis. Elle étudie la preuve et décrit un père « qui s’est mis en action », qui n’a raté qu’une seule rencontre supervisée pour voir son fils, un père qui « interagit bien avec son fils », lors de ces six rencontres.

L’intervenante de la DPJ décrit un père qui applique les conseils reçus, il a participé à un programme appelé « Apprendre autrement », au Centre jeunesse.

Une autre personne impressionne fortement la juge Denis. Il s’agit de la nouvelle conjointe du père. Je cite : « Le père est bien épaulé […] sa conjointe est dotée d’une grande maturité […] Elle est franche et elle n’a pas l’intention de mettre en danger l’enfant. »

L’intervenante de la DPJ salue la nouvelle conjointe, elle aussi : « [L’intervenante] considère judicieux le rôle qu’elle entend jouer auprès du père et de l’enfant. »

La juge Denis ignore ceci : un mois plus tard, début août, la police sera appelée chez le couple, à cause d’ne dispute conjugale. Et un mois avant l’audition de juillet 2014, la conjointe du père l’avait sacré dehors, avec toutes ses affaires.

La juge Denis le sait-elle ? Je l’ignore. Rien ne l’indique dans ce que j’ai lu.

Ces symptômes – police, chicane, éviction du père – d’une relation chaotique seront soulignés par une avocate, dans une autre audition touchant la garde d’Alicia trois mois plus tard, en octobre 2014.

La juge Denis souligne pourtant que « le père s’est responsabilisé et s’avère doté de plus de maturité ». La juge note que le père a cessé de prendre de la drogue il y a trois semaines… et de l’alcool depuis plusieurs mois.

Deux ans et demi après avoir été tassé de la vie d’Alicia parce qu’il ne voulait pas la nourrir la nuit et qu’il la laissait parfois seule le jour entre autres négligences, le père inapte gagne la garde de son fils, le 18 juillet 2014.

Aux yeux du système, en récupérant son fils, il est devenu « apte ». Et par effet de levier, récupérer son fils est une étape pour retrouver Alicia.

***

L’épisode que je viens de vous décrire, l’audience du 18 juillet 2014, c’est le tournant pour Alicia.

L’audience concernait son petit frère, bien sûr. Mais c’est le moment clé, celui qui fait tout basculer pour la petite, le début de l’arrachement à sa grand-mère.

Le père a gagné la garde de son fils. Cela terrifie la grand-mère, qui voit bien la suite se dessiner : son fils va réclamer la garde d’Alicia.

Ce qu’il fait.

Jusqu’à ce moment-là, la relation entre la grand-mère et le père d’Alicia va bien. La grand-mère accommode son fils, quand il veut voir l’enfant. Elle trimballe l’enfant chez son père (qui n’a pas de voiture).

Mais elle prend peur, quand elle constate que son fils a eu la garde de son garçon. Elle balance cette bombe, sort un squelette du placard familial : quand il était ado, révèle-t-elle à la DPJ, il a abusé de son frère et de sa sœur…

En conséquence, dit-elle, j’ai peur qu’il agresse Alicia, s’il en obtient la garde.

La dynamique familiale dégénère. C’est tout le clan qui prend parti contre le père, qui le dénigre. La grand-mère porte même plainte pour agression sexuelle contre son fils. Elle dit qu’il a touché Alicia. La chicane se transporte au tribunal. C’est laid.

La DPJ enquête. La police enquête. Les plaintes ne sont pas retenues.

Le tribunal n’est pas impressionné par la grand-mère. La DPJ non plus. Le 16 février 2015, la juge Julie Beauchesne passe un savon à la grand-mère, dans une décision qui maintient néanmoins Alicia chez ses grands-parents, « pour le moment ».

Je cite la juge : « Le Tribunal constate une grand-mère émotive, complètement dépassée, envahie par ses émotions, qui fait une attaque en règle à tous les niveaux contre son fils. Le Tribunal ne croit pas au bien-fondé des attaques faites par la grand-mère envers le père. Le Tribunal considère avoir eu un témoin partial voulant noircir son propre fils, craignant le déplacement de sa petite-fille. »

Vous et moi, nous connaissons la fin du film de la vie d’Alicia.

La juge, elle, ne la connaît pas.

***

Il faut que je vous explique la dynamique de ces « procès » à la Chambre de la jeunesse, ici.

L’enfant a un avocat. La DPJ a un avocat. Les parents ont un avocat. On présente de la preuve, on fait entendre des témoins.

Et la juge tranche.

Je répète un truc : on présente de la preuve.

Le père peut dire qu’il a suivi une thérapie, des ateliers. C’est de la preuve. L’intervenante de la DPJ peut citer ses observations lors de visites impromptues chez les parents ou lors d’ateliers organisés par le CLSC. C’est de la preuve.

Une grand-mère qui connaît très bien son fils, qui le soupçonne de ne pas être aussi « responsabilisé » qu’il le prétend, qui croit que son fils joue à merveille le rôle du père « apte » pour tromper le tribunal…

Quelle preuve peut-elle avancer pour appuyer son instinct ?

Pas grand-chose. Elle n’a que ça, son instinct. Elle le connaît, son fils. Elle le connaît depuis toujours. Malheureusement, de l’instinct, ça ne se dépose pas en preuve.

J’émets cette hypothèse : elle sort alors ce squelette du placard familial, ces agressions du père quand il était ado, sur son frère et sa sœur…

Et elle insinue qu’il a agressé Alicia.

Et la grand-mère insiste, s’agite, maladroitement. Ça indispose la juge. La grand-mère a l’air folle, elle insiste encore plus…

Elle a l’air de ne pas vouloir reconnaître « les pas de géant que le père a faits ces derniers mois », comme dira la juge.

Je cite l’intervenante de la DPJ à propos des allégations de la grand-mère : « Une femme qui a un système d’alarme défaillant, qui voit des dangers partout. »

Ne hurlez pas. Vous connaissez la fin du film.

La juge, l’intervenante, en 2015, non.

***

Le 17 septembre 2015, le tribunal doit donc trancher : où ira vivre Alicia ?

Chez son père ou chez sa grand-mère ?

La juge a étudié la preuve : elle voit un père qui s’est pris en main, qui s’occupe bien de son fils depuis qu’il en a récupéré la garde, un an plus tôt. La DPJ est d’accord.

Deux bémols sont émis, des bémols assourdissants quand on les lit en sachant comment va se finir l’histoire trois ans et demi plus tard, quand on sait que fin avril 2019, les policiers de Granby vont découvrir Alicia ligotée et violentée dans la maison de son père…

Premier bémol, celui de l’avocate de la mère : pourquoi ne pas laisser Alicia chez sa grand-mère, qui est adéquate, qui lui offre une vie stable, dans laquelle elle fréquente une garderie, où elle a des amis ?

Deuxième bémol, celui de l’avocate de l’enfant : « Quels sont les motifs pour envisager de déraciner cette enfant pour lui permettre de vivre avec son père ? »

Ce sont de bonnes questions…

D’un bord, un père jusqu’à tout récemment inapte, désorganisé, qui a des « preuves » du grand virage qu’il a supposément fait dans sa vie. De l’autre, une grand-mère inquiète à l’idée qu’Alicia aille vivre avec son père, qui n’a pas de preuves pour démontrer que son fils n’a pas tant changé… Ce dont elle est sûre.

Dans sa réponse, la juge Beauchesne cite le fait que le père a récupéré son fils, un an avant : « Ce placement est un succès. »

Et la juge Julie Beauchesne tranche : Alicia ira vivre avec son père.

***

Le système est gouverné par une loi, la Loi sur la protection de la jeunesse. La DPJ a un poids certain dans ce système. Mais ce sont les juges qui décident, au bout du compte.

Des fois, les juges ignorent les recommandations de la DPJ. Des fois, les juges écoutent ce que la DPJ recommande.

La Loi sur la protection de la jeunesse a deux principes : l’intérêt de l’enfant et le maintien de l’enfant dans son milieu familial.

Mon collègue Yves Boisvert consacre sa chronique du jour à cette primauté des liens du sang dans le système de protection de la jeunesse.

Mais le cas d’Alicia est une illustration tragique de la tension entre ces deux principes. C’était dans l’intérêt d’Alicia d’habiter chez une grand-mère qui s’occupait très bien d’elle, qui ne la négligeait pas, qui ne la battait pas, qui lui offrait une stabilité sans faille…

Mais c’est comme si la juge avait réduit le rôle de la grand-mère dans la vie d’Alicia à sa cabale contre son fils, dans les derniers mois de la cause.

Et c’est comme si la même juge avait réduit le père à sa conversion de la dernière année, occultant complètement le cabochon qu’il avait été si longtemps et pour l’essentiel de sa vie de père.

En appel, la grand-mère perdra ses droits d’accès.

Je cite la décision de la juge Beauchesne, le 18 mai 2016, qui évoque sans les nommer les liens du sang : « Imposer des visites avec les grands-parents pourrait perturber l'équilibre de cette nouvelle cellule familiale et comme le Tribunal a décidé d'investir dans celle-ci, il n'est pas dans l'intérêt de l'enfant de la fragiliser. Le Tribunal considère qu'il y a un risque, à long ou à moyen terme, que l'enfant soit exposée à un conflit de loyauté, ce qui pourrait compromettre son lien d'attachement avec son père. » **

***

Je viens de vous raconter une histoire dont vous connaissiez la fin.

Vous savez que le père devenu apte ne l’était pas, vous savez qu’il n’a pas laissé sa blonde si mature aux yeux du tribunal, après qu’elle eut sacré une volée à Alicia, après que le couple fut revenu d’une brosse, lui qui avait juré qu’il ne buvait plus.

Vous savez que ce père qui avait fait des pas de géant aux yeux du tribunal est soupçonné de ne pas avoir nourri Alicia, de l’avoir maltraitée à mort, une mort survenue juste avant que les policiers ne la découvrent ligotée dans sa maison à lui, le père réformé.

Vous savez aussi que la grand-mère n’avait pas de « preuves » que son fils était dangereux, mais que ses soupçons n’étaient pas le fait d’une femme qui « voyait des dangers partout ».

On peut choisir de faire le procès des personnes qui ont permis qu’Alicia aille vivre chez son père. Ces personnes, elles, vivaient le film en temps réel, je le rappelle. Je suis sûr que personne ne souhaitait cette fin tragique ni même ne l’imaginait.

Je préfère qu’on fasse prochainement le procès du système qui a accouché de cette tragédie.

Parce que les individus – juges, avocats, intervenantes et superviseures de la DPJ, etc. – vont changer, au gré des causes qui décident de la vie des autres Alicia, au gré des années, au gré des régions.

Le système de la protection de la jeunesse – la loi et son interprétation, les budgets, les priorités, les décisions politiques – dans lequel les individus évoluent, lui, ne changera pas : il survit aux individus comme il survivra aux tomates qu’on lancera à ces individus.

*Alicia est un prénom fictif

** Dans la version originale de cette chronique, les propos de la juge Beauchesne justifiant le refus d'autoriser aux grands-parents d'Alicia le droit de la visiter étaient attribués au juge Charles Ouellet. Le juge Ouellet citait plutôt les propos de la juge Beauchesne.