(Highgate, Vermont) Le nombre de personnes qui traversent clandestinement la frontière du Québec vers les États-Unis a triplé l’an dernier et continue d’augmenter rapidement, selon de nouveaux chiffres obtenus par La Presse. À contre-courant des migrants qui traversent vers chez nous pour demander ouvertement l’asile au Canada, ces voyageurs empruntent des chemins plus dangereux et tentent de disparaître dans la nature chez nos voisins du Sud, ce qui préoccupe les autorités américaines.

Steven Cribby marche dans les hautes herbes du Vermont, l’arme à la ceinture. À quelques pas de lui, au nord, c’est Saint-Armand, au Canada. Le patrouilleur du U.S. Border Patrol, l’agence de surveillance frontalière américaine, semble bien seul pour surveiller la longue frontière non clôturée qui s’étend à perte de vue entre les champs et la forêt à proximité.

Il semble seul, mais dans les faits, il ne l’est pas, explique-t-il en pointant les propriétés des résidants du comté de Franklin, tout autour.

« Historiquement, nous avons des traversées illégales ici. Mais nous avons une bonne relation de travail avec les citoyens. Si vous étiez venus ici par vous-mêmes, nous aurions probablement eu un appel pour signaler votre présence », lance-t-il aux représentants de La Presse qui l’accompagnent. Il souligne aussi que des appareils électroniques sont cachés tout autour pour détecter les mouvements des personnes.

« Il y a de la technologie partout ici », dit-il.

Le double de l’an passé

L’agent Cribby et ses collègues responsables de la frontière entre le Québec, le Vermont et l’État de New York ne chôment pas par les temps qui courent.

Le monde entier a vu les images des milliers de migrants qui traversent à pied le chemin Roxham, en Montérégie, pour demander le statut de réfugié au Canada. Mais en parallèle, un autre phénomène a émergé dans l’ombre, avec un flux croissant de voyageurs clandestins qui faisaient le chemin inverse, dans des conditions bien différentes.

En 2017, la centrale du Border Patrol de Swanton, responsable d’un tronçon de 475 km de frontière qui s’étend environ de l’est du Québec jusqu’au tout début de l’Ontario, avait arrêté 165 personnes pour entrée illégale aux États-Unis. En 2018, le nombre a plus que triplé, avec 548 arrestations. Et depuis le 1er octobre dernier, 302 personnes ont été arrêtées, soit deux fois plus qu’à pareille date l’an passé.

Sur le chemin Roxham, les migrants qui arrivent du sud vont volontairement à la rencontre des policiers canadiens et demandent la protection du Canada, au grand jour, dans des zones faciles d’accès. Ils sont ensuite pris en charge et s’ils peuvent démontrer que leur vie est en danger dans leur pays, ils peuvent obtenir le statut de réfugié.

Mais la majorité de ceux qui font le chemin inverse pour entrer aux États-Unis de façon clandestine ne souhaitent pas être découverts. Lorsqu’ils sont arrêtés, la plupart ne demandent pas l’asile politique aux États-Unis.

« Il y en a qui avaient été arrêtés à la frontière sud et qui avaient été expulsés, pour ensuite essayer par le nord. Une partie des entrées est très organisée, il y a beaucoup de trafic de personnes. »

— Brad Brant, superviseur des opérations spéciales pour le U.S. Border Patrol dans le secteur de Swanton, au Vermont

Les patrouilleurs américains font état de nombreuses poursuites en voiture et à pied pour rattraper des voyageurs qui viennent de traverser la frontière illégalement. Le 19 avril, un homme qui venait de traverser vis-à-vis de Dundee, en Montérégie, a carrément sauté dans l’eau glaciale de la rivière Little Salmon pour fuir à la nage, avant d’être rattrapé plus loin.

Traversée mortelle

La traversée peut être dangereuse. Dans la nuit du 15 au 16 avril dernier, le U.S. Border Patrol a arrêté six ressortissants mexicains soupçonnés d’entrée illégale au sud de Lacolle. Les voyageurs étaient « ébouriffés, couverts de végétation et leurs vêtements étaient visiblement mouillés », selon le résumé d’intervention déposé à la cour.

Les agents américains ont alors recueilli des informations selon lesquelles un autre homme s’était perdu dans la forêt, du côté canadien de la frontière. La Sûreté du Québec a lancé des recherches et découvert l’homme, sans vie, qui gisait sur le sol.

« Il faisait très froid, c’était très mouillé, et les personnes que nous avons attrapées ce soir-là étaient trempées. Tu peux tout à fait mourir là-bas. C’est très dangereux. »

— Brad Brant, superviseur des opérations spéciales pour le U.S. Border Patrol dans le secteur de Swanton, au Vermont, à propos de l’arrestation de six ressortissants mexicains soupçonnés d’entrée illégale au sud de Lacolle, à la mi-avril

« Les bois peuvent être déroutants, c’est facile de se perdre. J’ai moi-même été désorienté dans ces bois », raconte le superviseur Brad Brant.

« L’hiver, les gens qui essaient de se cacher sont parfois en début d’hypothermie. Et l’été, certains de ces boisés sont très touffus et marécageux », ajoute l’agent Steven Cribby.

L’effet des politiques canadiennes

La quasi-totalité des personnes arrêtées pour avoir traversé la frontière dans cette zone cette année proviennent de trois pays : la Roumanie, le Mexique et, loin derrière, Haïti. « Nous n’arrêtons pratiquement jamais de Canadiens », affirme M. Brant.

Pour la Roumanie et le Mexique, les autorités américaines croient que les changements dans les règles canadiennes sur les visas pourraient avoir provoqué l’afflux de traversées clandestines.

Les Roumains et les Mexicains avaient autrefois besoin d’un visa pour venir en visite au Canada. Le gouvernement Trudeau a éliminé cette exigence pour les Mexicains fin 2016 et pour les Roumains fin 2017.

La décision a eu plusieurs effets : les voyages d’affaires et de tourisme en provenance du Mexique ont bondi de 60 %, ce qui représente 700 millions de dollars injectés dans l’économie canadienne, selon les données officielles.

Par ailleurs, des ressortissants du Mexique et de la Roumanie qui auraient du mal à obtenir une permission d’entrée aux États-Unis peuvent maintenant venir sans visa à titre de visiteurs au Canada, puis tenter leur chance à travers les bois pour entrer clandestinement aux États-Unis.

« Ces changements en matière d’immigration au Canada peuvent avoir influencé la situation. Les gens peuvent s’envoler vers Montréal ou Toronto et essayer de traverser. Notre secteur de patrouille est situé précisément entre Montréal, Toronto, Boston et New York », explique Brad Brant.

« Pour ce qui est des Haïtiens, je ne pourrais pas donner d’explications, ce serait de la pure spéculation de ma part », ajoute le superviseur.

Pourquoi traverser ?

À Montréal, l’avocat spécialisé en immigration Stéphane Handfield dit avoir entendu parler de cette recrudescence dans le cadre de sa pratique.

« Des gens profitent du fait qu’ils n’ont pas besoin de visa pour entrer au Canada, alors que leur objectif est d’entrer aux États-Unis de façon illégale. »

— Stéphane Handfield, avocat spécialisé en immigration

« Je ne connais pas leur objectif, mais on aurait intérêt à s’interroger sur leurs intentions véritables, car ils ne semblent pas rechercher l’asile ou la protection des autorités. Il y a différentes raisons potentielles pour traverser : rejoindre des gens de leur famille ou participer à des activités illicites », explique M. Handfield.

Par le passé, lorsqu’il y avait des vagues d’immigration irrégulière vers le Canada, Ottawa a déjà fait pression sur le gouvernement américain pour demander un resserrement de certains contrôles, souligne Me Handfield. Avec la hausse actuelle dans le sens inverse, Washington pourrait à son tour faire pression sur Ottawa, concède-t-il.

« Les États-Unis pourraient inciter le Canada à réactiver l’imposition de visas pour les Mexicains, par exemple, afin de diminuer les passages clandestins », dit-il.

Mais comme il y a encore beaucoup plus de migrants qui traversent de façon irrégulière à destination du Canada, de telles pressions seraient reçues avec un grain de sel, croit-il.

« Ils seraient mal venus de nous faire la morale pour quelques centaines de traversées, alors qu’au chemin Roxham, on parle de milliers de personnes », dit-il.

Pour freiner les traversées clandestines de Roumains, le Canada a d’ailleurs resserré les contrôles, l’an dernier, en exigeant un passeport biométrique pour tout voyage sans visa, ce qui a diminué le nombre de voyageurs qui ne rentrent pas chez eux après un séjour de tourisme.

Déchanter du Canada

Janet Dench, du Conseil canadien pour les réfugiés, croit pour sa part qu’une partie des traversées clandestines vers les États-Unis pourrait impliquer des personnes qui souhaitaient s’établir au Canada mais qui ont déchanté.

Elle cite le cas de personnes qui vivaient sans statut aux États-Unis, qui ont possiblement tenté sans succès d’être reconnues comme réfugiés au Canada et qui se rendent compte que vivre dans la clandestinité était beaucoup plus facile au pays de l’Oncle Sam, malgré un discours ambiant parfois hostile à l’immigration.

« Le fait qu’il y a 11 millions de personnes sans statut aux États-Unis, cela fait qu’il y a tout un réseau et une infrastructure pour les personnes sans statut, ce qui n’est pas le cas ici. »

— Janet Dench, directrice du Conseil canadien pour les réfugiés

« Il peut y avoir des gens qui étaient sans statut aux États-Unis, qui sont venus ici car on leur avait donné de fausses informations sur l’avenir qui les attendait au Canada et qui se demandent ce qu’ils font ici. Si leur situation est encore pire qu’elle était, ils pensent peut-être à retourner en arrière, mais ils ne peuvent pas entrer aux États-Unis de façon régulière car ils n’ont pas de statut », souligne-t-elle.

Au bureau du ministre canadien de l’Immigration, Ahmed D. Hussen, on assure prendre la situation très au sérieux, mais on minimise l’impact des changements en matière de visas.

« Comme beaucoup d’autres pays dans le monde, le Canada et les États-Unis font face à de nouveaux défis en ce qui concerne la migration irrégulière », souligne l’attaché de presse Mathieu Genest.

« Jusqu’à maintenant, l’impact de l’abolition de l’exigence de visa du Mexique et de la Roumanie sur la frontière commune a été minime », croit-il.

Le mois dernier, le ministre de la Sécurité frontalière, Bill Blair, s’est par ailleurs rendu aux États-Unis pour discuter d’une modernisation de l’accord frontalier entre les deux pays. Au cœur des discussions : les traversées irrégulières à la frontière.