Plus de 3000 maisons inondées, près de 1800 personnes évacuées, des tronçons de route fermés : un peu partout au Québec, les résidants de zones inondables ne sont pas au bout de leurs peines. Et la pluie qui continue à tomber n’aide en rien à la situation, alors qu’on prévoit que les niveaux de nombreux cours d’eau dépasseront les seuils historiques enregistrés en 2017 d’ici lundi. Montréal a d’ailleurs décrété vendredi l’état d’urgence. Retour sur la journée de vendredi. 

« Il n’y a rien de plus fort que l’eau »

La pression a encore monté d’un cran, vendredi, pour les résidants de zones inondables un peu partout au Québec. Montréal a décrété l’état d’urgence. Rigaud a ordonné l’évacuation de ses citoyens. Le ministère des Transports a annoncé la fermeture de nombreuses routes. Et les citoyens ne sont pas au bout de leurs peines.

Yvon Mathieu et sa femme ont quitté à contrecœur leur maison du chemin de la Pointe-Séguin à Rigaud, vendredi. « On a tout fait, a soupiré M. Mathieu, en attachant son canot gris à un arbre. On ne se bat pas contre ça. Les vagues sont déchaînées, ça passe par-dessus la digue. On n’est pas capables de retenir l’eau. Il n’y a rien de plus fort que l’eau. »

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

M. Mathieu aurait préféré rester dans sa maison, qu’il avait pris soin de bien préparer à la crue, fort de l’expérience des inondations de 2017. Mais après trois nuits à dormir seulement deux heures, a-t-il expliqué, il s’est rangé aux arguments de la Ville, qui a ordonné l’évacuation de ses citoyens vendredi matin. Surtout, il craignait de devoir partir plus précipitamment. « Je vais avoir 60 ans. On s’est dit : “Qu’est-ce qui va arriver si on doit partir en pleine nuit ? On voit à peine le chemin le jour.” »

La rue où il habite est presque entièrement inondée. À partir de la route en amont de la rivière des Outaouais, impossible de voir le chemin bifurquant plus bas vers une série de maisons, totalement coupées de la voie terrestre.

Ordre d’évacuation

La Ville de Rigaud et la municipalité de Pointe-Fortune ont ordonné l’évacuation des secteurs inondables, vendredi, expliquant qu’elles « ne peuvent plus garantir la sécurité de leurs citoyens ». Contrairement à ce qui avait été fait en 2017 – et critiqué par de nombreux résidants –, Rigaud a bien pris soin de préciser que l’évacuation n’est pas imposée. Par contre, les citoyens choisissant de rester sur place le feront « à leurs risques et périls », a souligné le directeur du Service de sécurité incendie de la ville dans son communiqué.

685: nombre de personnes évacuées à Rigaud, vendredi soir 

À l’échelle de la province, quelque 1796 personnes avaient dû quitter leur domicile ; on dénombrait en soirée 3017 résidences inondées. Le Québec était toujours sur le qui-vive, vendredi, après une journée pluvieuse.

L’agglomération de Montréal a décrété l’état d’urgence en après-midi. La mairesse de la métropole, Valérie Plante, en a fait l’annonce à Pierrefonds, l’un des secteurs de l’île touchés par les crues. « On est très préoccupés », a-t-elle précisé en point de presse. Elle a souligné que la situation était stable depuis quelques jours, mais compte tenu du niveau d’eau qui devrait augmenter prochainement, la Ville a opté pour l’état d’urgence afin d’avoir plus de pouvoirs dans ses interventions concernant les inondations.

Pointe-Calumet a aussi décrété l’état d’urgence vendredi. Dans la journée, des militaires ont été appelés à renforcer une digue dans la municipalité de près de 7000 habitants. La montée de la Baie a d’ailleurs été fermée entre la route 344 et la 38Rue.

D’autres villes, comme Laval, ont appelé à l’évacuation des résidants des secteurs touchés.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Encore de la pluie

Les citoyens des secteurs inondables ne sont toutefois pas au bout de leurs peines. Déjà, à Gatineau, on annonçait vendredi des niveaux d’eau « supérieurs à ceux observés au plus fort de la crue de mai 2017 » pour lundi ou mardi.

Environnement Canada a émis des avertissements de pluie « parfois forte » pour vendredi et samedi dans plusieurs secteurs du Québec, mettant en garde contre un phénomène qui pourrait « accélérer le processus de crue printanière ». À Montréal, à Laval et sur la Rive-Sud, quelque 30 à 60 mm de pluie étaient prévus jusqu’à ce matin, tout comme dans les régions de Lanaudière, des Laurentides et de la Mauricie.

Les températures ne favoriseront pas une fonte accélérée de la neige – le mercure devrait baisser à 2 °C aujourd’hui à Montréal –, mais il ne s’agit que d’une « mince consolation » pour les gens vivant dans les zones inondables, a commenté le météorologue Alain Roberge, d’Environnement Canada. « Ça va limiter la fonte des neiges, mais l’eau tombée ne gèlera pas, elle va continuer à ruisseler », a-t-il souligné. Ce ruissellement jusqu’aux cours d’eau plus importants explique la crainte des autorités de voir les niveaux d’eau augmenter lundi.

Routes fermées

Les précipitations attendues ont poussé le ministère des Transports à surveiller plus étroitement certaines voies. Sur l’autoroute 40, une digue était en construction, vendredi soir, près du pont de l’Île-aux-Tourtes. Le ministre des Transports, François Bonnardel, a affirmé en point de presse qu’il n’hésiterait pas à fermer des autoroutes s’il le fallait, pour assurer la sécurité de la population. Il a aussi noté que des portions de routes avaient dû être fermées par mesure de précaution. « Par exemple, il y a des portions de la route 158 [qui sont fermées]. Les gens nous disent : “Pourquoi vous n’ouvrez pas la route ?” Il y a trop d’eau dans le champ. Il y a trop d’eau sur les portions à droite ou à gauche, et si quelqu’un avait un accident et qu’il ne pouvait pas sortir de son auto à cause d’une accumulation d’eau trop importante… Pour nous, la sécurité passe avant tout », a-t-il dit.

Les inondations ont forcé la fermeture de nombreuses routes, dont deux à Mirabel, soit la 158 entre le chemin Saint-Simon et l’autoroute 15, et la 117, entre la route 158 et l’autoroute 50. À Saint-Joseph-du-Lac, la route 344 a aussi été fermée, à la hauteur du chemin Principal.

Avec tous les messages laissant présager des inondations plus importantes au cours des prochains jours, des résidants continuent de tenter de sauver leur demeure.

Rencontré vendredi à Rigaud dans la résidence secondaire de son frère, entourée d’environ une soixantaine de centimètres de hauteur d’eau, Yves Rodi s’affairait à protéger la maison bâtie par son grand-père en 1940, et remise sur pied après les inondations de 2017.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Yves Rodi s'affairait à protéger la maison bâtie par son grand-père en 1940.

Les membres de la famille de M. Rodi se relaient pour s’occuper des 10 pompes de la petite maison grise. Les meubles et les recouvrements de plancher ont été évacués. M. Rodi estime à 75 tonnes la quantité de sable utilisée pour bâtir les digues autour de la maison.

Il se déplace en chaloupe ou vêtu de sa salopette de pêcheur pour rejoindre la portion de la route au sec – l’eau lui monte jusqu’à la taille à certains endroits. « [Au Québec], on a un problème de gestion des eaux, a noté M. Rodi. Ce n’est pas juste les riverains, ce sont toutes les municipalités. » Il a appelé le gouvernement à étudier la possibilité de créer un réservoir, pour prévenir autant les crues printanières que les sécheresses estivales.

« On a hâte que ça parte », a-t-il souligné en regardant l’eau.

Pourquoi décréter l’état d’urgence ?

En déclarant l’état d’urgence, les villes comme Montréal obtiennent différents pouvoirs pour gérer une situation dangereuse. Elles peuvent, par exemple, procéder à l’évacuation des personnes sur son territoire et réquisitionner des lieux d’hébergement pour les sinistrés. Les pouvoirs de la municipalité sont augmentés. À Montréal, cela permettra au directeur du Service de sécurité incendie, Bruno Lachance, de faire des dépenses jugées pressantes. La Ville pourra aussi contrôler les voies de circulation sur son territoire.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le barrage de la Chute-Bell tient le coup

Au lendemain de l’évacuation par hélicoptère d’une soixantaine de résidences à Grenville-sur-la-Rouge, La Presse a survolé le barrage qui a forcé les autorités à prendre des mesures exceptionnelles. Compte rendu. 

LE MAELSTROM DU HAUT DES AIRS

L’hélicoptère tangue sous les forts vents quand le barrage de la Chute-Bell apparaît à l’horizon. Le spectacle est saisissant. De grands remous tourbillonnent et se déversent furieusement dans la rivière Rouge, en Outaouais. En aval, les chalets et les maisons semblent éminemment vulnérables. Leur sort se jouera au cours des prochains jours, des prochaines heures. Hydro-Québec, qui a invité La Presse vendredi à observer le maelstrom du haut des airs, assure que son barrage tiendra le coup, malgré l’inexorable montée des eaux.

LA SITUATION VA S’AGGRAVER

« On est préoccupés de la suite des choses », admet Sophie Lamoureux, conseillère, relations avec le milieu chez Hydro-Québec. « La situation va s’aggraver au cours des prochains jours. » À 980 mètres cubes par seconde, la capacité maximale du barrage de la Chute-Bell a été atteinte jeudi, ce qui a forcé l’évacuation de 61 résidences de Grenville-sur-la-Rouge. La pluie annoncée n’arrangera rien. « Ça pourrait atteindre, [demain], 1300 mètres cubes par seconde. Cela dépasse de 30 % la capacité théorique maximale de l’ouvrage », prévient Francis Labbé, porte-parole d’Hydro-Québec.

LE BARRAGE « va pouvoir résister »

« L’ouvrage n’est pas remis en question, assure le PDG d’Hydro-Québec, Éric Martel. Notre design est fait pour supporter un certain niveau. Après, on tombe en terrain inconnu, mais il y a de très, très fortes chances que ça va pouvoir résister. Mais on n’a pas un ingénieur qui a signé en bas pour le garantir. » Sans cette impossible garantie, la société d’État a dû enclencher ses procédures d’urgence. « On a une crue dont la probabilité qu’elle se produise est une par 1000 ans. Alors c’était assez costaud », admet le PDG.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Hydro-Québec surveille en temps réel le niveau de la rivière Rouge.

SOUS HAUTE SURVEILLANCE

Le barrage demeure sous haute surveillance jusqu’à lundi. Hydro-Québec a installé des limnimètres, qui mesurent le niveau de la rivière Rouge en temps réel. « S’il y a un dommage à un muret de béton, on pourra le savoir et prévoir un afflux supplémentaire en aval », explique Francis Labbé. Une caméra a été installée pour observer la crête déversante et deux employés sont postés au barrage pour surveiller la situation. « On surveille 24 heures sur 24, tant qu’on est dans la période de pointe. On pense que ça va durer jusqu’à [demain] ou lundi. »

« PAS BESOIN DE CETTE ÉNERGIE »

Construite en 1915, la centrale de la Chute-Bell n’est plus en service depuis 10 ans – non pas en raison de sa vétusté, mais bien parce qu’Hydro-Québec n’en a pas besoin. La centrale produit 10 mégawatts, soit assez d’électricité pour alimenter deux Centres Bell. « C’est une petite centrale et nous sommes en situation de surplus. On n’a pas besoin de cette énergie. On a interrompu la production », explique Francis Labbé. Hydro-Québec n’envisage pas pour autant de démanteler le barrage, qui pourrait encore servir. « C’est beaucoup plus facile de redémarrer une centrale que d’en construire une nouvelle. »

CHANGEMENTS CLIMATIQUES

« Notre PDG l’a dit dernièrement ; il va falloir qu’on réfléchisse sérieusement aux conséquences des changements climatiques », souligne Francis Labbé. Dans une interview à La Presse canadienne, le 21 avril, Éric Martel s’est effectivement dit « beaucoup préoccupé par les changements climatiques ». L’an dernier, les intempéries plus sévères qu’à l’habitude ont coûté 165 millions en heures supplémentaires – en émondage d’arbres à la croissance rapide, en dégivrage de poteaux électriques, etc. Des inondations plus fréquentes risquent aussi d’affecter la société d’État. « C’est clair que les changements climatiques ont un impact sur notre business », a résumé M. Martel dans cette interview.

État d’urgence prolongé à Saint-André-d’Argenteuil

Le niveau de la rivière des Outaouais était en voie de dépasser son seuil historique de 2017, vendredi soir, plongeant les riverains de la petite municipalité de Saint-André-d’Argenteuil dans un état oscillant entre le découragement et la résilience. Le maire, Marc Olivier Labelle, a pressé les sinistrés de faire « fi de leurs émotions » et de faire le « choix raisonnable » de partir si leur sécurité était en jeu.