Après des crues sans précédent dans les années 70, le Québec s’est doté d’une loi qui devait empêcher la construction dans des zones inondables. Près d’un demi-siècle plus tard, on compte toujours plus de maisons aux abords des cours d’eau. Comment en sommes-nous arrivés là ? Selon les experts, c’est à cause de la gourmandise des villes et du laxisme du gouvernement. En effet, déplore un ancien ministre de l’Environnement, il suffit d’avoir « le bon numéro de téléphone » pour construire dans un secteur vulnérable.

L’histoire se répète

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Des résidants se déplacent à l’aide d’une barque à Saint-Michel-des-Saints, en mai 1974. Cette année-là, des crues record ont forcé l’évacuation de 7000 personnes au Québec.

En 1974, des crues record forcent l’évacuation de 7000 personnes. Les dédommagements s’élèvent à 22 millions, du jamais vu à l’époque. Cinq ans plus tard, le gouvernement de René Lévesque adopte la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, qui vise à protéger les milieux riverains. À terme, Québec cherche à éviter des factures monstres à chaque crue printanière, explique Jean-François Girard, avocat du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE). « On voulait éviter d’installer des habitations dans ces zones-là, note-t-il. Manifestement, on n’a pas compris la leçon et ça nous mène à la situation qu’on connaît aujourd’hui. » « On n’apprend pas vite », renchérit Gérard Beaudet, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage à l’Université de Montréal.

La faute des autres

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Suzanne Roy, vice-présidente de l’Union des municipalités

La loi interdit la construction dans les zones susceptibles d’être inondées tous les 20 ans et la restreint dans les secteurs inondables tous les 20 à 100 ans. Le gouvernement n’applique pas la loi, il fixe des orientations. Les municipalités régionales de comté (MRC) cartographient les plaines inondables. Les villes intègrent ces données à leurs règlements de zonage. Lorsqu’on leur demande pourquoi tant de résidences sont toujours construites dans des secteurs vulnérables, le gouvernement et le monde municipal se renvoient la balle. « Les villes n’ont pas toujours intérêt à interdire la construction sur ces terrains-là, sauf que ça leur pète dans la face », résume une source à Québec. Mais la Fédération québécoise des municipalités et l’Union des municipalités (UMQ) refusent de porter le chapeau. « Ce n’est pas une question de laxisme, dit la vice-présidente de l’UMQ, Suzanne Roy. Les gens ont accordé des permis selon les règles qui étaient en vigueur au moment où ça s’est passé. »

D’une rive à l’autre, deux définitions !

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Vue d’un secteur inondé de la municipalité de Venise-en-Québec, en Montérégie, en mars 2016

Dans ses propres documents officiels, Québec reconnaît que la protection des milieux riverains s’est heurtée à des « difficultés ». La cartographie des zones inondables repose souvent sur des informations approximatives, voire anecdotiques. Chaque MRC a sa propre méthode et elle peut être plus ou moins prudente. Le long d’un cours d’eau qui sépare deux MRC, la délimitation d’une plaine inondable varie parfois d’une rive à l’autre ! Et comme les villes tirent l’essentiel de leurs revenus des taxes foncières, elles n’ont pas avantage à appliquer la loi. « Quand vous avez une maison qui vaut 1 million et que ça se multiplie en rive, les entrées d’argent sont importantes », note Mario Gauthier, professeur à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et membre du Réseau Inondations intersectoriel du Québec.

Laval le délinquant

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L’île Paton, à Laval, se trouve en pleine zone inondable.

Dans certains cas, la passivité des villes tourne à la défiance. Pendant des années, Laval autorise des dizaines de projets immobiliers en terres inondables. La mairie considère les orientations gouvernementales comme une « directive » plutôt qu’une « loi ». Le célèbre condo de l’ex-maire Gilles Vaillancourt, dans l’île Paton, se trouve en pleine zone inondable. Encore en 2013, le gouvernement de Pauline Marois doit adopter un décret pour imposer des zones inondables plus larges à Laval. Yves-François Blanchet est ministre de l’Environnement à l’époque. En entrevue, il dit avoir agi pour mettre fin à la « négligence historique » des autorités. « Il y avait plusieurs MRC qui ne s’étaient pas elles-mêmes assujetties aux règles, relate M. Blanchet, qui est aujourd’hui chef du Bloc québécois. Nous avons procédé auprès d’elles. Certaines se sont mises en règle et certaines ont été plus récalcitrantes. » Il ajoute ceci : « Mon impression, c’est qu’il y a des MRC qui avaient des bons numéros de téléphone pour ne pas se faire achaler. »

Rare qu’on refuse un projet

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L’arrondissement de Pierrefonds-Roxboro a été victime du débordement de la rivière des Prairies en 2017.

La construction a beau être interdite ou restreinte dans les terres inondables, la loi prévoit des exceptions. « Il y a un mécanisme qui permet la construction à certains usages en plaine inondable si on autorise une dérogation à nos schémas d’aménagement », explique Cynthia Boucher, présidente de l’Association des aménagistes régionaux du Québec. Pour obtenir un tel passe-droit, il faut une autorisation du gouvernement. Sauf qu’un promoteur bien conseillé peut aisément l’obtenir, constate l’avocate Prunelle Thibault-Bédard, du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE). « C’est très rare qu’un projet va être refusé, explique-t-elle. Si le promoteur est prêt à mettre en place certaines mesures d’atténuation, à faire certains compromis, alors le plus souvent, le projet va passer. »

« Manque de sérieux » à Québec

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Vue aérienne des inondations à Saint-Jean-sur-Richelieu, en 2011

Le gouvernement provincial est largement responsable, conviennent les experts. En plus d’autoriser des dérogations de toutes sortes, Québec a maintes fois contrevenu à ses propres règles. En 2011, le gouvernement Charest a permis à des centaines de sinistrés de reconstruire leur maison en pleine zone inondable le long du Richelieu et de la baie Missisquoi. Même chose après les inondations de 2017, quand Québec a accordé une dérogation collective aux villes pour reconstruire des résidences détruites, sachant très bien qu’elles risquaient d’être inondées de nouveau. Bref, déplore Mario Gauthier, de l’UQO, voilà plusieurs décennies que le gouvernement fait preuve d’un « manque de sérieux évident ».

Des milieux humides détruits

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Marais situé dans le Technoparc Saint-Laurent, à Montréal

Si les inondations paraissent plus graves qu’auparavant, ce n’est pas un hasard : la météo est perturbée par les changements climatiques et il y a de moins en moins de milieux humides pour capter et retenir les crues. Québec reconnaît depuis des années l’importance de ces habitats, qui agissent comme des éponges en période d’inondation. Mais leur destruction s’est poursuivie de plus belle. Selon Canards illimités, de 70 % à 90 % des milieux humides ont disparu dans la province. Le gouvernement Couillard a adopté une loi pour mieux les protéger en 2017. Mais François Legault a promis de l’assouplir en la jugeant trop « sévère ». Il a ainsi fait écho aux doléances exprimées par… des élus municipaux. Pour Me Girard, du CQDE, le gouvernement caquiste fait face à un « test de cohérence ». « La raison d’être fondamentale de ces mesures, c’est d’empêcher autant que possible ce qu’on voit ce printemps-ci, dit l’avocat. S’ils rendent plus facile la destruction des milieux humides et hydriques, ils sont absolument incohérents avec leur discours actuel. »

700 villes à risque

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Des militaires des Forces armées canadiennes transportent des sacs de sable pour contrer le débordement du lac Saint-Pierre, à Yamachiche, en mai 2017.

Aujourd’hui, 45 ans après les inondations historiques de 1974, on ignore le nombre exact de bâtiments qui se trouvent en zone inondable. Mais pour Hachem Agili, il est clair qu’il y en a beaucoup. Ce jeune entrepreneur dirige la société Géosapiens, jeune pousse de Québec qui a développé un algorithme pour simuler avec précision le comportement des inondations. Il estime que 700 municipalités seront exposées à des risques d’inondation dans les années à venir. « Il faut prendre au sérieux cette problématique, dit l’entrepreneur. […] On s’est surtout rendu compte de ça avec les événements de 2017 : les municipalités ne connaissent pas vraiment leur niveau de risque aux inondations. »