Le nombre de suicides chez les agriculteurs et les éleveurs demeure élevé au Québec. Il faut en parler davantage, dit la propriétaire d'une fromagerie et d'un verger, elle-même endeuillée et en mode crise pour sauver son entreprise.

La mort est passée par là, mais elle n'a pas eu le temps de prendre ses aises. Il y avait tant à faire. Une famille à épauler, une fromagerie à tenir à bout de bras, une mémoire à perpétuer. De fait, qui voudrait reprendre un verger qui est « à louer, gratuit » ?, demande Caroline Tardif, propriétaire de la Fromagerie Ruban Bleu, à Mercier, en Montérégie.

Au fil des ans, les épreuves n'ont pas manqué. Un incendie en 2004, la listériose quatre ans plus tard, qui n'a pas touché la fromagerie directement, mais dont les contrecoups ont fait fondre le chiffre d'affaires de 60 %. Les difficultés financières, souvent.

« On a bûché, mais là, on voyait la lumière. Nous avions lancé un deuxième magasin, à Châteauguay cette fois, et nous venions de proposer à nos employés de devenir actionnaires. »

Mais le 21 novembre, Jean-François Hébert, l'agronome, l'âme de toute l'affaire, a mis fin à ses jours.

Tout au long de l'entrevue, sans jamais prononcer les mots « mort ou suicide » qui, manifestement, ne passent toujours pas, Caroline Tardif témoignera volontiers de ce qui est arrivé au cas où cela pourrait prévenir d'autres suicides parmi les agriculteurs.

D'ailleurs, elle espère bien pouvoir offrir à ses propres employés deux mois de vacances par année. Juste au cas où la fatigue aurait pu jouer dans ce qui est arrivé à son conjoint.

Comme tant d'endeuillés qui ont vécu pareil traumatisme, elle se demande tout haut ce qu'elle n'a pas vu, pas compris. A-t-elle raté quelque chose ? Aurait-elle pu chercher de l'aide ?

Mais des indices, son conjoint n'en a pas donné. À peine manifestait-il un petit spleen, pas si surprenant en novembre, après les gros travaux de saison.

« Jean-François était toujours passionné, aussi bien de sa fromagerie que de son verger. Il nous disait qu'il était fatigué, qu'il manquait de motivation. Les billets d'avion étaient achetés, on s'apprêtait à partir en vacances. Je pensais que ça suffirait à lui redonner la forme. »

Il n'y a pas eu de voyage. Il y a eu cette grande désolation. « Quand c'est arrivé, je me suis dit : "C'est sûr, je coule." »

Ce n'est pas arrivé. Ses employés se sont serré les coudes. Ils lui ont dit de soigner sa peine et qu'eux s'occuperaient de tout le reste. Couler n'était pas une option.

« C'est ma famille »

Caroline Tardif n'est pas une patronne ordinaire, ses 16 employés non plus. Ils sont d'ailleurs cinq à habiter chez elle, à être nourris par elle. « C'est ma famille », résume-t-elle.

« Quand Jean-François est parti, pendant un bout de temps, je ne pouvais pas dormir seule. Ils se sont relayés à mon chevet. »

Mais voilà, décembre était là, « et si on n'a pas de bonnes ventes en décembre, avant le temps des Fêtes, on ne passe pas l'hiver ».

« Comme une zombie », Caroline Tardif a donc repris le collier quelques jours après la mort de son conjoint.

Normalement, elle s'occupait des 75 chèvres de 4 heures à 6 heures du matin. Son conjoint la relevait, puis elle s'occupait des enfants. Il lui fallait repenser sa routine du tout au tout, revoir les tâches de chacun. Au début, « tout le monde a accepté de passer d'une semaine de 45 heures à une semaine de 55 heures, sans que les heures supplémentaires soient payées ».

Avec son conjoint, Caroline Tardif est souvent allée en France pour perfectionner son art. Ses employés et elle connaissaient la plupart des recettes de fromage, « mais beaucoup du savoir-faire de Jean-François s'est perdu. Les employés disent souvent qu'ils auraient dû le filmer. Il avait tout dans sa tête ».

Le choc a été tel que depuis quelques mois, tout est documenté dans de grands cartables. Les recettes de fromage, les protocoles, les fournisseurs, tout est là.

« Pour chaque processus, au moins deux personnes sont formées. Comme ça, si quelqu'un meurt, on ne sera pas pris autant au dépourvu. »

- Caroline Tardif

Mme Tardif ajoute : « Et si je décide de vendre, tout est en ordre, documenté. »

Verger expérimental

Ses employés lui ont fait promettre de ne prendre aucune décision précipitée, d'attendre un an avant de se faire une tête. Ils la mettent en garde, aussi, contre le fait qu'une vente, ce serait pour elle un deuxième deuil.

« C'est difficile de dire qu'on est capable ensemble de reprendre l'entreprise, c'est douloureux de dire qu'on y arrive. C'est comme si on passait à autre chose. Mais oui, on dirait qu'on est capable. J'ai même des employés qui disent qu'ils sont ici pour la vie. »

Ses deux garçons, qui ont 5 et 8 ans, lui disent aussi de garder le fort, « qu'ils sont intelligents comme papa et que dans pas long, ils reprendront la fromagerie ».

Bien sûr, il y a des moments de doute. « Ce matin, dans la douche, par exemple, je me suis mise à penser qu'il fallait changer les pneus d'hiver de tous les véhicules. Ce n'est rien, ça, changer des pneus d'hiver, mais tout d'un coup, ça m'est apparu comme une montagne. Avant, c'était Jean-François qui s'en occupait. »

Caroline Tardif a compris que ses employés et elle ne peuvent pas tout faire. Ils doivent préserver la fromagerie, mais laisser aller le verger expérimental de son conjoint pour le confier aux bons soins de quelqu'un d'autre.

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La Fromagerie Ruban Bleu emploie 16 personnes. « C'est ma famille », explique la propriétaire, Caroline Tardif.

« Ce verger, Jean-François l'a élevé au rang d'art, dit-elle. Il est jeune, mais le gros du travail est fait. C'est le fruit de 25 années de recherches. Il compte 150 variétés de pommes, 50 variétés de poires et 12 variétés de prunes. Sans compter les groseilles, les mûriers et les framboisiers. »

Tout ça certifié bio. « Quand un arbre mourait, il le remplaçait par un autre, plus résistant. »

Ce verger ne peut donc pas mourir. Dans La Terre de chez nous, sous la plume de Josianne Desjardins, Mme Tardif a déjà lancé un premier appel à tous « pour une location gratuite » du verger.

« Certaines personnes se sont montrées intéressées, mais il reste à voir si les discussions aboutiront. L'agriculture, ça fait toujours rêver, mais de là à faire le saut pour vrai et être prêt à y mettre tout le travail... »

L'idée est de s'occuper des arbres, de mettre le verger en valeur par l'organisation de visites, par exemple, mais il est hors de question d'en faire quelque chose de commercial. Ni pour le verger ni pour la fromagerie : les grands supermarchés et tout cela, ça ne fait pas partie de leur plan d'affaires.

La personne qui reprendra le verger devra adhérer aux valeurs de l'endroit. « L'oeuvre de Jean-François doit se poursuivre dans le même esprit de biodiversité et de préservation des variétés anciennes. »

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Jean-François Hébert a consacré de longues années à créer un verger expérimental près de sa fromagerie.