Antoine Desilets a travaillé à La Presse de 1961 à 1974, une période qui a constitué le pinacle de sa carrière. Le chemin pour y parvenir a été long et ardu, mais rien ne pouvait arrêter la détermination de ce passionné de photographie, devenu une véritable star de la photo au Québec.

Montrer la voie

Son portrait était publié en haut de la page frontispice du journal comme on affichait celui de Pierre Foglia ou d’autres chroniqueurs vedettes. Parce que les lecteurs achetaient notamment le journal pour y voir ses photos. Pour voir le regard qu’Antoine Desilets posait sur l’actualité. À ce point.

« Antoine Desilets a été le premier vrai photographe de presse francophone au Québec. Nous étions très en retard par rapport aux journaux anglophones », raconte Jacques Nadeau, photographe au journal Le Devoir.

À l’évidence admiratif, son ancien collègue Robert Nadon raconte : « Antoine était le Foglia de la photo. On a envoyé Foglia en Afrique pour couvrir un important combat de boxe et il a livré un texte qui parlait d’une femme coiffée d’un énorme chapeau orné de plumes qui l’ont dérangé tout au long du combat. Et ça fonctionnait merveilleusement. Antoine avait aussi ce regard oblique. Par exemple : un jour, on dépêche Antoine sur un feu. Il photographie tout sauf l’incendie. Il revient avec une photo magnifique où on voit un jet d’eau qui fuit du joint d’un boyau d’arrosage. À l’arrière-plan, flou, on voit les pompiers et l’édifice qui flambe. Du grand talent. »

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

Photo d’Antoine Desilets datant de décembre 1965, rue Saint-Paul, à Montréal

Les journaux francophones avaient eu leur lot de photographes de premier ordre, mais Antoine Desilets a su imposer son style si personnel, au point de devenir une vedette. Il possédait une technique et une maîtrise de son appareil irréprochables. Cadrages impeccables, image au foyer, arrière-plan le plus simple possible pour laisser rayonner le sujet principal; les photos de Desilets sont simples et nettes. Tout se joue dans l’humour du moment. Il savait saisir la fraction de seconde où l’émotion passe.

« Je suis un indécrottable chercheur de bibittes noires. De choses drôles, bizarres et inattendues », nous disait-il en entrevue.

Les récompenses

Au milieu des années 60, son talent hors du commun est remarqué. Desilets reçoit une pléiade de récompenses et il ne se gêne pas pour participer à plusieurs concours, dont celui de la National Press Photographers Association, qui oppose les meilleurs photographes de presse d’Amérique du Nord. Ses collègues au journal n’y croient pas.

Les gars de La Presse ont dit : “Les Américains sont bien trop forts.” Va donc te prendre contre des gars du New York Times ou du Washington Post… C’est des gars qui sont puissants.

Antoine Desilets pendant une entrevue réalisée en 2016

Leur scepticisme n’arrête pas le jeune homme, qui envoie chaque mois ses meilleurs clichés. Il remporte deux fois le prix du meilleur photographe de presse, section Nord-Est (Canada et État de New York), coiffant les meilleurs photographes américains.

Son collègue Yves Leclerc au cahier SPEC (le supplément encarté dans La Presse du samedi) relate son étroite collaboration avec le photographe vedette : « Desilets avait un humour pince-sans-rire redoutable, et pouvait interrompre n’importe quelle séance officielle de photo si son œil dénichait une image originale qui n’avait rien à voir avec le sujet. Il avait l’art de rendre belle sur pellicule même la mémère la plus revêche… »

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

Autoportrait d’Antoine Desilets, en août 1971

Leclerc ajoute : « Il a aussi remporté quelques années de suite le Grand Prix de l’Association nord-américaine des photographes de presse, à la suite de quoi le jury l’a officieusement classé hors catégorie, lui expliquant : “Ann-twa-nne, you can’t compete fairly with the others, you’re a genius !” » Cette plaisanterie traduit bien l’ampleur de la domination de Desilets sur ses concurrents.

Diffusion du savoir

L’œuvre de Desilets ne comprend pas qu’une série de clichés. Il devient aussi célèbre grâce à une dizaine d’ouvrages de vulgarisation de la photographie. « En 1963, j’ai commencé à écrire des livres pour partager mes connaissances aux amateurs de photo. Je ne pensais jamais que ça prendrait la tournure que ça a prise. Incroyable. J’ai vendu plus de 700 000 livres partout dans le monde. Traduits en anglais, en espagnol et en portugais », raconte-t-il.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Antoine Desilets, en août 2014

Il rend cet art accessible aux amateurs en dévoilant tous ses secrets. Il devient LA référence en la matière. « Ses livres ont fait connaître la photo au Québec. Ils n’ont pas que contribué à enseigner aux photographes et aux amateurs de photo, mais ils ont fait découvrir cet art au grand public », dit le photographe Jacques Nadeau.

Cinquante ans plus tard, l’héritage d’Antoine Desilets hante encore la salle de rédaction. « Je n’ai pas connu Antoine Desilets, mais je connais son œuvre. Il n’a pas eu d’influence directe sur ma carrière, mais il a assurément changé la perception de la salle et du public sur mon métier. Il lui a apporté ses lettres de noblesse », raconte son jeune successeur Edouard Plante-Fréchette.

Avec son appareil photo jusqu’au bout

Luc Desilets, fils d’Antoine, fraîchement élu sous la bannière du Bloc québécois, a fait part de la passion sans borne de son père pour son métier lors d’un entretien avec La Presse au lendemain de la mort du photographe. Une passion qui l’a suivi jusqu’à ses tout derniers instants, et qu’il aura emportée avec lui outre-tombe. « Mercredi, il me l’a répété, et il était très sérieux. Il m’a dit : “Luc, tu prends des photos de la famille et de nos derniers moments. Tu enlèveras la carte, la pile, et tu me mettras l’appareil photo autour du cou. Je veux être incinéré avec mon appareil photo.” » Son appareil le suivait partout, raconte son fils. « Il allait à l’épicerie avec, à la pharmacie, bref, [il l’emportait] chaque fois qu’il mettait un pied dehors. » Dans les dernières années, de temps en temps, il publiait sur son profil Facebook des photos de coucher de soleil, croquées du 17e étage de l’immeuble où il vivait. Souverainiste de la première heure, Antoine Desilets a capté les moments forts du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), et a quitté La Presse en 1974 pour rejoindre Le Jour, quotidien indépendantiste fondé par Yves Michaud. « C’était sa façon de contribuer. Ce n’était pas un politicien, mon père. Un amoureux de politique, mais pas un politicien. C’était un artisan. »

— Raphaël Pirro, La Presse

Parcours atypique pour un photographe exceptionnel

« Ma mère est décédée très jeune, laissant mon père seul sans travail, en pleine crise, avec 10 enfants sur les bras. Il en a pris six, les plus jeunes, et il les a envoyés à l’orphelinat du Christ-Roi à Nicolet », racontait Antoine Desilets, le cadet de sa famille, à La Presse lors d’une entrevue en 2016. 

« Mon grand-oncle, l’abbé Georges Desilets, enseignait la physique au séminaire de Nicolet. Il habitait l’archevêché où le dernier étage était entièrement consacré à son atelier », ajoute-t-il. 

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Antoine Desilets

Officiellement professeur de physique, l’oncle était un ingénieux touche-à-tout qui s’intéressait à plusieurs domaines. Il avait installé une chambre noire servant au développement photographique dans cet atelier. « Il m’a montré comment se faisait une photo. L’image est apparue lentement. Doucement. C’était comme un miracle », se rappelle Desilets. À partir de ce moment (il n’avait que 9 ans), Antoine a su qu’il devait apprendre la photo.

Prêt à tout pour apprendre

« Il n’y avait aucun endroit qui offrait des cours de photographie à Montréal au milieu des années 40. […] J’apprends que l’aviation canadienne donne des cours de photographie. Je m’enrôle aussitôt dans l’aviation », expliquant son difficile parcours.

Malheureusement, l’aviation canadienne n’admet que 17 élèves dans son programme de photographie. Le recruteur lui explique qu’une fois admis, il devient alors facile de changer de métier. Desilets s’inscrit à titre d’apprenti infirmier dans l’espoir de changer de voie le plus rapidement possible. Les promesses du recruteur s’exaucent après six mois de service militaire et Antoine entreprend enfin une longue formation photographique de 18 mois. Un programme exigeant et rigoureux comme seule l’armée peut en donner. Parfait pour un passionné comme Desilets.

« Une fois mon cours terminé. Il fallait que je parte de l’armée. Je n’étais pas un soldat et je n’étais pas fait pour ça. […] J’ai fait de l’insubordination. J’ai dit toutes sortes de bêtises. On m’a donné une semaine de prison. Aussitôt sorti, j’ai recommencé », relate-t-il en riant. Résultat : une autre semaine de cachot. 

À son grand bonheur, il est finalement congédié : « Avec un diplôme ! À l’arrière, il était inscrit : Services no longer required », poursuit-il, amusé.

Difficile d’imaginer un indépendantiste convaincu comme lui portant un uniforme de l’armée canadienne.

Malheureusement, les Québécois parlent français. Dans l’aviation, on ne parle pas français et ça me révoltait. J’étais un peu beaucoup rebelle…

Antoine Desilets

Rebelle et indépendantiste, il l’est demeuré. Un héritage familial.

Jean-Sévère Desilets, son père, était un militant nationaliste de longue date. Il faisait partie de l’Ordre de Jacques Cartier (aussi appelée « La Patente »), une société secrète fondée dans les années 20 pour l’avancement des Canadiens français. Son militantisme a flirté avec l’extrémisme. Jean-Sévère avait grossi les rangs des chemises bleues du leader Adrien Arcand, chef d’un parti d’extrême droite sympathique aux nazis dans les années 30. Arcand héritera du titre de führer canadien. Desilets père aura le bon sens d’abandonner le mouvement fasciste avant la guerre, de peur d’être arrêté.

Congédié comme photographe 

Aussi incroyable que ça puisse paraître, Antoine Desilets a déjà perdu un emploi de photographe. Il travaillait pour Canadair au début des années 50 tout en faisant des contrats à la pige le week-end. Canadair lui fournissait un petit Leica pour son travail, un appareil bien supérieur à ceux qu’il possédait. Un jour, il demande à son supérieur John Bailey de lui prêter cet appareil en promettant de le rapporter le lundi matin, ce qui est contraire aux règles de l’entreprise, qui ne permet aucun prêt. Comme Bailey apprécie le travail exceptionnel de Desilets, il enfreint les règles pour lui. Mais cette conversation est entendue et, le lundi, les deux se retrouvent sans emploi sans même avoir pu s’expliquer. Le destin a parlé. L’incident donne une leçon à Desilets et le renforce dans sa détermination d’enfin devenir photographe de presse.

Antoine Desilets fait des demandes d’emploi dans tous les journaux (dont La Presse), mais aucun ne daigne lui répondre. « C’est un petit milieu. Un milieu fermé où il vaut mieux connaître quelqu’un que de brandir un diplôme », explique-t-il. Seul le Studio David Bier lui répond. Il accepte un poste dans la chambre noire de ce grand studio qui fait surtout de la photo de mode. David Bier a aussi un contrat avec le Montreal Star et le Montréal Matin pour couvrir les sports.

Il n’en faut pas plus pour qu’Antoine glisse un pied dans l’univers de la photo de presse. Son talent fait le reste.

« J’ai toujours voulu travailler en français. Mon stage dans l’armée, en anglais; chez Canadair, en anglais; chez Bier aussi… » Les contacts de son père dans La Patente paieront. Un des membres de la société secrète (Serge Larochelle) était directeur du supplément couleur de La Presse (publié le samedi). Il lui offre de remplacer les photographes de la section lors des vacances d’été pour un important reportage. La qualité des 30 clichés que lui remet le jeune Antoine le renverse. Dès ce moment, Antoine Desilets est à La Presse pour y rester. Du moins, aussi longtemps qu’il le souhaite. Il collabore au supplément du samedi pendant des années, accumulant les prix et honneurs, jusqu’à ce que les rotatives du journal ne permettent plus d’imprimer ce supplément avec la qualité nécessaire. 

En 1969, le supplément est remplacé par le magazine Perspectives inséré dans le journal. Desilets se retrouve un peu plus tard à la couverture quotidienne du journal. « Dans mes gènes, je ne suis pas un photographe reporter. Je ne suis pas un gars pour les vols, les incendies, les accidents ou les meurtres », raconte-t-il. Il s’y plie pendant quatre ans, et démissionne en 1974.

Il se joint au journal Le Jour avec Yves Michaud, René Lévesque et Jacques Parizeau. Un journal indépendantiste, social-démocrate, nationaliste et libre, selon son directeur Yves Michaud. Desilets se retrouve au cœur même du mouvement indépendantiste, mais le journal cesse ses activités rapidement, à quelques semaines de la victoire du Parti québécois aux élections de 1976. Curieusement, Desilets, l’indépendantiste notoire, est embauché par le gouvernement fédéral pour enseigner son art en Afrique où il passera cinq ans, période après laquelle il prend une semi-retraite et où il continue de faire de la photo par plaisir.

Loin d’abandonner la photo, il quitte cependant la scène médiatique, évitant ainsi la lassitude du temps. Ne conservant que le bon côté de la photographie; celui qu’il aimait tant : faire des photos.