L’affaire a à peine mérité un entrefilet dans les journaux. Une introduction par effraction avait « mal tourné » dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal.

L’article reprenait le langage ampoulé du rapport de police. Il y avait eu une « altercation ». Une policière avait été « blessée au haut du corps par une arme blanche ». Une dame avait subi des « lacérations » à la main. On les avait conduites à l’hôpital.

On ne craignait pas pour leur vie.

On n’en a jamais su davantage. Circulez, il n’y a rien à voir.

Ce soir-là, pourtant, c’est un homicide familial qui a été évité de justesse. Une autre histoire de violence conjugale dans sa forme extrême : celle d’un homme éconduit venu tuer son ex-femme et son enfant dans un élan de rage meurtrière.

Quatre ans plus tard, on craint toujours pour leur vie.

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La première fois qu’elle a voulu quitter Simon Serge Larsen, Ophélie* était enceinte.

Elle ne l’a pas fait. Elle craignait sa réaction. Elle a choisi de manœuvrer en douceur, « pour que ça vienne de lui ». Quand le couple a rompu, à l’automne 2014, leur fils avait 9 ans.

Ophélie se croyait enfin libérée. « Mais c’était une bombe à retardement », me dit-elle.

La bombe a explosé à 23 h 45, le 26 juin 2015.

Plus tôt, ce jour-là, M. Larsen avait appris qu’Ophélie avait un nouveau conjoint. Ça l’avait plongé dans une colère noire. Il avait inondé son ex de courriels et de coups de téléphone. « Je vais aller te tuer, ma câlisse. »

Terrorisée, Ophélie avait barricadé son logement, à l’étage du duplex qu’elle partage avec ses parents. Avant d’aller se coucher, elle avait bloqué toutes les portes avec des chaises. Ça lui a peut-être sauvé la vie.

À 23 h 45, elle a été réveillée par un grand fracas. Boum, boum, boum. Simon Serge Larsen, pièce d’homme de 6 pieds, 275 livres, s’était mis en tête de défoncer la porte arrière.

Pendant qu’Ophélie tentait de le calmer, son conjoint et son fils ont pris la fuite par la porte avant du logement. L’enfant s’est réfugié chez ses grands-parents, au rez-de-chaussée.

M. Larsen a défoncé la porte. Il était habillé tout en noir, comme s’il était en mission commandée. Il avait une machette et un couteau de chasse dentelé. On aurait dit Rambo.

« Il était vraiment décidé », dit Ophélie.

Décidé à faire un massacre digne de Sylvester Stallone.

Ophélie a reçu un coup de couteau à la main. Elle a pris ses jambes à son cou. Elle s’est retrouvée sur le trottoir, où l’attendait son conjoint.

Mais M. Larsen n’avait pas fini. Après avoir saccagé le logement, il est descendu pour s’acharner sur la porte des grands-parents. C’est là que la police est arrivée.

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Les deux patrouilleuses du SPVM avaient reçu un appel pour « introduction par effraction ». Elles ne savaient pas que M. Larsen était en mode guérilla. Elles ne pouvaient pas se douter qu’il avait le couteau entre les dents.

M. Larsen s’est rué sur la première agente qui s’est approchée de lui. Il l’a poignardée. Encore et encore. Il visait son cou, son visage. Il était enragé. Pour l’arrêter, la deuxième agente n’a pas eu le choix de lui tirer une balle dans le dos.

Sauvée par son gilet pare-balles, la policière blessée est restée hantée par « cette horrible nuit qui ressemblait à une scène de film d’horreur », a-t-elle déclaré au procès de M. Larsen.

Le choc post-traumatique l’a plongée dans la « noirceur totale ». Elle n’a pas pu remettre son uniforme pendant un an.

Serge Simon Larsen a été accusé de tentative de meurtre contre la policière, mais pas contre Ophélie, malgré les menaces, la porte défoncée, la machette, le couteau de chasse.

Au procès, la policière a voulu passer un message au tribunal.

« Nous avons un devoir de continuer à protéger la famille, a-t-elle déclaré. Il est de votre devoir de démontrer à la société que la violence envers une famille est inacceptable et que l’on n’essaye pas de tuer la police. »

M. Larsen en a pris pour huit ans.

Au bout de quatre, la Commission des libérations conditionnelles du Canada (CLCC) vient de lui accorder une semi-liberté, malgré l’opposition d’Ophélie et de la policière.

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Ophélie a assisté à l’audience de la CLCC, le 4 octobre. Elle était convaincue que la demande de son ex serait rejetée. À ses yeux, M. Larsen n’admettait aucun tort. « Dans la salle, tout le monde s’est dit : “Il est en train de se caler, ça ne fonctionnera pas, son affaire.” »

Ça a fonctionné.

Depuis, Ophélie vit dans la peur. Pour elle et pour son fils, que M. Larsen a admis avoir voulu éliminer, aussi.

Aux yeux d’Ophélie, la décision de la CLCC est d’autant plus incompréhensible qu’en juin 2019, un psychologue a jugé « élevé » le risque de récidive en violence conjugale. « Les émotions suscitées par une reprise de contacts avec votre fils pourraient également causer une hausse du risque », lit-on dans la décision.

Ophélie a dû se battre pour que son ex ne soit pas envoyé, comme il le demandait, dans une maison de transition située à deux coins de rue du centre où elle a l’habitude de s’entraîner.

Elle a appelé l’agente de libération pour lui dire qu’elle passait chaque jour devant cette maison de transition.

L’agente lui a répondu : « À pied ou en auto ? »

Ophélie a senti l’agacement dans sa voix. Elle a senti que les autorités la trouvaient trop exigeante.

Début décembre, Simon Serge Larsen a néanmoins été envoyé dans une maison de transition de Québec. « Mais c’est parce que j’ai insisté. Ils n’ont pas fait ça par logique, compassion ou sensibilité. »

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Quatre mois avant son raid enragé dans Côte-des-Neiges, Simon Serge Larsen a confié à son psychologue qu’il voulait tuer son ex-conjointe et son fils avant de se suicider. « Des interventions ont été mises de l’avant », lit-on dans la décision de la CLCC.

Manifestement, il est passé entre les mailles du filet.

Comme Jonathan Pomares, également suivi par des intervenants en santé mentale quand il a tué ses deux enfants, Hugo et Élise, avant de se suicider, le 22 octobre.

Comme Nabil Yssaad, qui a assassiné son ex-femme Dahia Khellaf et ses deux enfants, le 11 décembre, malgré un « 810 » qui devait le tenir à l’écart de sa famille.

Comme cet homme qui a agressé son ex à la pointe d’un couteau, dimanche, malgré les conditions supposément blindées qui l’empêchaient de s’approcher d’elle.

« Le système judiciaire n’est pas fait pour nous, les femmes. Il est fait pour les criminels », a confié la victime à ma collègue Katia Gagnon. « Je ne vois pas le bout du tunnel. Je ne vois pas la liberté. »

Que peut-on faire pour ces milliers de femmes et d’enfants qui vivent dans la peur et que notre système protège si mal ?

On ne peut tout de même pas enfermer tous les hommes violents et jeter la clé. Pas si on croit en la réinsertion sociale.

Il faut chercher ailleurs. François Legault a fait un pas dans la bonne direction, hier, en annonçant la création d’un plan d’action contre la violence conjugale. Le premier ministre a laissé entendre que, pour réussir, il faudra y mettre des sous.

En effet. Pour réussir, il faudra mieux soutenir les maisons d’hébergement débordées. Mieux soutenir les hommes, aussi, qui souffrent de problèmes de santé mentale.

Mieux soutenir des organismes comme la Maison Kangourou, refuge montréalais pour enfants en détresse, sur le point de sombrer depuis un vulgaire dégât d’eau.

Il est temps d’investir, M. Legault. Le bateau coule. Les femmes et les enfants d’abord.

* Prénom fictif