Voilà 30 ans que je cherche les mots pour dire à quel point ça fait mal.

J’utilise le présent, parce que ça fait encore mal.

J’essaie de vous écrire et les larmes sont là, pointues dans ma gorge, comme elles l’étaient le 6 décembre sur la colline de Polytechnique où j’avais été envoyée, minuscule jeune recrue, pour couvrir cette prise d’otage dont on ne savait pas que c’était, en fait, une tuerie de femmes qui avaient pas mal mon âge.

Ces larmes, elles étaient là aussi le lendemain et durant les jours, les semaines, les mois, les années qui ont suivi chaque fois qu’il était question du drame.

« As-tu de la misère à en parler  ? », m’a demandé quelqu’un récemment, avant de chercher une façon, n’importe quoi, pour me réconforter. Ça a fini par : « Veux-tu un brownie vegan  ? » 

Oui, je veux bien. La vie, c’est ça aussi. Heureusement. De petits gestes qui réchauffent à 1000 BTU.

Mais pour vous répondre, oui, j’ai du mal à en parler.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Vendredi soir, 14 faisceaux lumineux ont été projetés dans le ciel en hommage aux 14 femmes assassinées dans la tuerie de Polytechnique, le 6 décembre 1989.

Oui, je suis triste dès qu’il est question du 6 décembre, même souvent quand j’arrive au carrefour de la côte de Polytechnique et de Decelles. Quand je dois aller à Polytechnique pour je ne sais quelle raison.

Et il n’y a pas de fond à cette tristesse, on dirait.

***

J’ai appelé Rose-Marie Charest, l’ancienne présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, pour en parler.

Je lui ai posé la question.

Pourquoi ai-je tant mal  ?

Elle m’a suggéré de chercher à l’écrire au crayon sur du papier blanc.

On a jasé.

Elle m’a trouvé des mots que je savais déjà. Mais c’est toujours rassurant, réconfortant, de savoir qu’on n’est pas seule à les manipuler, si souvent avec des pincettes.

J’ai compris avec les années, à force d’y penser, que l’immensité de ma peine n’est pas née le 6 décembre.

Elle est née un peu, beaucoup, chaque fois que j’ai fait face à des injustices liées au fait que je suis une femme. (Oui, père chose en 5e secondaire, c’est à vous que je pense ici, entre autres, à cause de la fois où vous m’aviez mise dans le cours de math facile en me disant que c’était parce que j’étais une fille, même si mes moyennes étaient excellentes.)

Elle est née un peu plus chaque fois que j’ai été agressée, chaque fois que j’ai été victime de harcèlement, parce que oui, ça m’est arrivé à #moiaussi. 

Cette peur, cette peine, elle s’est même incrustée un peu plus quand je suis allée chercher de l’aide, des appuis, des réconforts à travers toutes ces épreuves, et que je n’ai rien reçu en retour. 

Comprenez-moi bien, tout cela ne m’a jamais découragée d’avancer, de me battre, d’être féministe à travers des époques où c’était rare de le dire à haute voix comme je l’ai toujours fait.

Mais je suis arrivée le 6 décembre avec tout ça dans mon cerveau et mon cœur pour constater qu’un gars avec un fusil avait décidé de nous tuer.

Nous, les jeunes femmes qui voulaient vivre l’égalité.

C’était un terroriste. Un vrai.

Avec un ordre du jour politique très clair écrit dans une lettre.

Faire peur.

Assassiner le féminisme, tel qu’incarné par des jeunes femmes qui voulaient tout simplement être ingénieures. Des femmes à qui la société, leurs familles, leurs pairs, le système d’éducation, le Canada au grand complet avaient pourtant promis que c’était possible.

Lui est arrivé en disant que non, pas d’affaire. Et 14 femmes ont payé de leur vie pour que son terrifiant message soit entendu haut et fort.

Ça a fait mal, mais mal…

***

Ce qui a fait très mal aussi, c’est ce qui s’est passé le 7 décembre. Aujourd’hui, mais il y a 30 ans. Le lendemain.

Ce jour-là, on a commencé à entendre des gens, surtout des hommes, mais aussi des femmes, nous dire que ce qui s’était passé était bien plus psychiatrique que sociologique.

Des gens que j’adore et que je respecte m’ont tenu ce discours. M’ont dit qu’il n’y avait aucune leçon, conclusion, constatation plus vaste à tirer de cette tragédie immonde que le fait que c’était le geste d’un fou. Un fou solitaire et isolé du monde dans ses troubles mentaux.

Heureusement, par la suite et surtout depuis le mouvement #metoo, le monde s’est ouvert les yeux.

La société a commencé à nous croire et à comprendre l’ampleur du sexisme infiltré partout dans nos vies.

On a bien fini par le voir qu’il y avait un immense carrefour de violence entre l’axe des inégalités grandes et petites du quotidien et l’axe psychiatrique qui fait que certaines personnes deviennent violentes ou prennent carrément les armes.

Mais en 1989, on l’a nié beaucoup. Des disputes et encore plus de larmes ont suivi.

Et finalement, le geste terroriste a eu son effet.

Il a détraqué les discussions, l’avancement.

Une bombe est tombée sur nos consensus, notre cheminement, notre sentiment de sécurité créé par le fait que l’égalité soit garantie par la Charte des droits. Le tueur nous a fait comprendre que notre droit à l’égalité s’arrêtait là où commençait le canon de son fusil. Et le déni de notre souffrance dans tant de discussions sur la place publique nous a fait comprendre que le poids de notre liberté de parole disparaissait là où commençait celui des gens au pouvoir. Vraiment au pouvoir.

Le tueur a installé une nouvelle peur.

***

Ces jeunes femmes de mon âge je ne les connaissais pas, mais c’était mes sœurs, mes amies, mes voisines, les filles avec qui je suis allée au camp, à l’école, à l’université, mes jeunes collègues. C’était toutes les filles que j’ai croisées dans ma vie. Elles auraient aujourd’hui mon âge. 

J’ai connu après coup Suzanne Edward, la mère d’une des victimes, Anne-Marie Edward. On s’est liées d’amitié. J’ai croisé aussi Nathalie Provost, une blessée, avec qui j’ai jasé, chaque fois, comme si on s’était toujours connues. 

Aujourd’hui, j’ai envie de les voir, de les serrer, comme on garde probablement des liens profonds avec ceux qui ont partagé notre bateau de sauvetage dans un naufrage. 

Ça n’enlèverait pas la douleur. Bien sûr que non.

Mais parfois, on cherche les liens où on sait, sûr sûr sûr, qu’il n’y aura jamais la peur.