Comment nommer l’innommable ? Pendant des années, la dimension antiféministe de la tuerie de l’École polytechnique a été difficile à assumer dans la société québécoise. Le temps qui a passé a permis de rapprocher des camps autrefois éloignés, en apparence du moins.

Dans un café de la rue Sainte-Catherine, nous racontons une anecdote à ces deux femmes invitées à discuter en ce lundi après-midi de novembre.

Ça s’était passé deux semaines plus tôt. Devant une classe d’étudiants en journalisme à l’UQAM, nous avions donné un exemple concret de l’évolution du vocabulaire employé pour décrire un événement dans les médias — dans ce cas-ci, la tuerie du 6 décembre 1989 à l’École polytechnique. À l’écran s’affichait un article de La Presse, du 4 novembre dernier, qui révélait que les mots « attentat antiféministe » allaient remplacer le mot « tragédie » sur un panneau commémoratif de la Ville de Montréal installé en 1999. Ce panneau sera d’ailleurs installé et inauguré ce jeudi. 

Les étudiants semblaient perplexes, voire incrédules. Une main s’est levée.

« Mais voyons ! Pourquoi ça n’a pas été dit comme ça à l’époque ? C’est évident que c’est un attentat antiféministe ! »

L’anecdote fait sourire nos deux invitées, qui se connaissent mais se rencontrent pour la première fois. Catherine Bergeron, sœur de Geneviève, l’une des 14 victimes, avait 19 ans à l’époque et est aujourd’hui présidente du comité chargé des commémorations. Mélissa Blais, encore une enfant lorsque les balles ont été tirées, a commencé à s’intéresser de près à la tragédie quand elle était dans la vingtaine. Elle est aujourd’hui professeure, chercheuse en études féministes et autrice de l’essai J’haïs les féministes !, qui interroge la façon dont les analyses féministes ont été discréditées ou détournées après la tuerie.

L’explication de l’acte isolé

Alors, demandons-nous aux deux femmes réunies, pourquoi l’expression « attentat antiféministe » n’était-elle pas assumée en 1989 ?

D’emblée, Catherine Bergeron raconte qu’il a toujours été très clair pour elle que sa sœur avait été tuée « parce que c’était une femme ». « Mais je n’étais pas en mesure de saisir l’ampleur du débat extérieur à moi parce que j’étais trop dans la peine. C’est avec les années que j’ai compris. »

Pendant longtemps, la principale explication a été celle du tireur fou, de l’acte isolé. Même si l’auteur avait minutieusement séparé les hommes des femmes, qu’il avait dit à ces dernières qu’il « luttait contre le féministe » et qu’il avait écrit dans sa lettre de suicide qu’il s’en prenait aux féministes, le caractère « antiféministe » a longtemps été nié. Notamment par les jeunes de l’époque, qui ne comprenaient pas pourquoi des féministes « s’appropriaient leur deuil », et une bonne partie de la société, qui voyait le féminisme comme une forme de militantisme radical qui avait déjà remporté les batailles les plus importantes.

« Pour nous, les jeunes, on avait fini de “brûler des brassières”, dit Catherine Bergeron. Je pense qu’on était un peu endormis. »

Dans une société qui considérait l’égalité des sexes comme un dossier réglé, un homme qui tue des femmes qui étudiaient dans un milieu non traditionnel ne pouvait être qu’un fou. « Admettre qu’un attentat antiféministe comme ça arrive chez nous, c’était peut-être trop douloureux », dit Catherine Bergeron.

C’est beaucoup plus facile de dire que c’est juste un fou… C’est tellement moins douloureux, moins culpabilisant.

Catherine Bergeron

Et pourtant, en 1989, on commence tout juste à parler de harcèlement sexuel au travail, de violence conjugale, du droit à l’avortement. C’était 25 ans avant #agressionnondénoncée et #metoo.

« C’est assez récent que je prends l’ampleur de tout ça », admet franchement Catherine Bergeron. « Lors des commémorations du 25e anniversaire, beaucoup de choses ont enfin été dites. C’est peut-être depuis les cinq dernières années que j’ai eu de la place dans mon cœur pour parler du caractère antiféministe — même si depuis le début, c’est très clair dans ma tête. Enfin… Je ne sais pas si vous me comprenez… »

En face d’elle, Mélissa Blais hoche la tête. Pour elle, c’est l’idée que le tireur a engendré une terreur chez les féministes qui l’a d’abord mise en colère. Et cette consœur plus âgée qui lui avait raconté : « Nous, les féministes, on n’avait pas le droit d’en parler, et on n’a toujours pas le droit. »

Un jour, raconte Mélissa Blais, elle a rencontré le conjoint d’une des victimes. Il lui a parlé de l’importance de se souvenir de Poly et de la violence commise envers les femmes. « Ça m’a marqué. Il m’a dit qu’il fallait en parler, qu’il ne fallait pas oublier. »

« Pendant longtemps, dit Mélissa Blais, les médias ont opposé vous, les familles, contre nous, les féministes. On disait : “Taisez-vous par respect pour les parents des victimes.” Ça aussi, c’était douloureux parce que justement, je savais par mes recherches que les familles n’étaient pas un bloc homogène comme on présente dans les médias. Que c’était une façon de faire taire les féministes pour mieux maintenir le tabou, le silence autour des causes politiques ou de l’intention du tueur. »

« La reconnaissance est une première étape »

Mais pendant toutes ces années où les féministes se sont senties à l’écart, les combats pour faire changer les choses se faisaient en commun. Si la « Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence » ne précisait pas qu’elle s’attaquait à la violence « contre les femmes », c’était pourtant un fait. La campagne pour le contrôle des armes à feu était aussi menée dans l’idée de protéger les femmes, même si ça ne ressortait pas dans les médias, dit Mélissa Blais. « Mais il faut le dire que ce sont majoritairement des hommes qui sont détenteurs d’armes à feu, que l’arme à feu est problématique parce que ce sont des hommes qui tuent des femmes. »

92 %

Proportion des auteurs présumés de crimes violents commis à l’aide d’une arme à feu qui étaient des hommes en 2012, selon une étude de Statistique Canada. Les hommes sont néanmoins les premières victimes de ces homicides, dans une proportion de 84 % en 2012.

« J’ai souvent eu des discussions avec des gens qui me disaient que “c’était juste un malade” », se souvient Catherine Bergeron. « Et je disais non. C’était très clair pour moi, mais ça me faisait mal que la société se déchire là-dessus. J’aurais donc voulu que ça crée un espace de discussion, mais… ça n’a pas été le cas pendant 25 ou 30 ans. »

« Mais en même temps, pour qu’on puisse le nommer maintenant, c’est qu’il y a eu de belles choses qui sont arrivées. Si les jeunes nous disent que c’est évident, pour eux, que c’est un attentat antiféministe, c’est qu’ils ne se sentent pas menacés par ces mots. Ils ne sont pas sur la défensive. »

« Ça prend des expériences et des épreuves pour voir que le féminisme est pertinent », dit Mélissa Blais. Pour les jeunes féministes qu’elle côtoie, parler d’antiféminisme le 6 décembre est toujours d’actualité. « Le tueur a réussi à créer de la terreur, et il y a des gens qui veulent que ça se reproduise », dit-elle, en rappelant l’existence de forums de discussion sur internet où le tireur de Poly est traité en héros.

« La reconnaissance est une première étape. Ça a pris 30 ans pour reconnaître les intentions du tueur. Maintenant, c’est le temps d’agir pour empêcher que les féministes ne soient plus la cible d’hommes qui ont envie de s’en prendre à elles. »

Lu en 1989

Quelques réactions post-tragédie tirées des archives

Un geste de fou

La ministre déléguée à la Condition féminine, Mme Violette Trépanier, [a préféré] parler du “geste absurde d’une personne malade, perturbée”. Elle refusait toutefois d’associer ce geste à une réaction plus généralisée au mouvement féministe au Québec. Dans le même ordre d’idées, Mme Marie Lavigne, présidente du Conseil du statut de la femme, insistait sur le fait qu’il faut absolument éviter les réactions de psychose collective : “Il importe d’attendre avant de glisser dans l’analyse très rapide des événements. C’est un geste de fou. La psychologie d’un tueur isolé ne reflétera jamais la psychologie de toute une collectivité.”

Extrait d’un article de La Presse, 8 décembre 1989

50 femmes tuées chaque année

Évidemment, cette vision du dérangé mental est moins affolante. Mais il y a 300 000 femmes battues et 50 femmes tuées par leur mari annuellement au Québec… Chaque jour, il y a des femmes victimes d’hommes qui fonctionnent pourtant très bien socialement.

La porte-parole du Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (et future ministre péquiste) Diane Lemieux, citée dans La Presse, 8 décembre 1989

D’abord le deuil

Heidi Rathjen, une finissante 23 ans […], a parlé au nom des femmes de Polytechnique. Elle était là quand la tragédie a eu lieu. Elle ne veut plus en discuter. Selon la jeune étudiante, pour le moment, la priorité va au deuil. Elle ne veut pas encore non plus s’entretenir de féminisme ou d’autres problèmes de société. “Pour l’instant, il y a des filles et des gars qui ont perdu leurs amies. Ils pensent la même chose. Les autres questions viendront plus tard.”

Extrait d’un article de La Presse, 10 décembre 1989. Mme Rathjen, qui a été parmi les premières à s’impliquer pour le contrôle des armes à feu, est aujourd’hui porte-parole de PolySeSouvient.

Femmes et Église

Mgr Grégoire a tenu des propos lénifiants en disant que nous allons commencer à bâtir un monde plus juste où les femmes seront égales. Mais qu’est-ce qu’il attend pour commencer ? […] Je trouve cela scandaleux. On aurait dû lui dire : “Taisez-vous ! Écartez-vous !” S’il avait eu la moindre décence, il se serait écarté. Il aurait pu dire la messe, mais il aurait laissé une femme parler à sa place et dire des choses sensées plutôt que des insignifiances. […] J’ai un message à faire aux femmes […] Si vous avez à choisir entre le carmel et Poly, allez à Poly.

Le commentateur Pierre Bourgault, sur les ondes de Radio-Canada, au lendemain des funérailles à la basilique Notre-Dame, le 13 décembre 1989

Une société désemparée

On reçoit beaucoup d’appels de gens désemparés, et pas seulement à Montréal. La réaction du grand public est plus forte que ce que l’on attendait. Cela a un impact sur les relations dans le couple, dans la famille. C’est un événement qui marque profondément notre société.

Le porte-parole de la Fédération des CLSC, Michel Bissonnette, cité dans Le Devoir, 12 décembre 1989