Comme bien des enfants adoptés à qui on a dénié le droit de connaître leurs origines, Diane Poitras a longtemps eu l’impression de traîner une valise dont elle n’avait pas la clé.

« Je suis la plus orpheline des orphelines du Québec », me disait-elle, en 2011, lorsque j’ai raconté sa quête dans une chronique.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

En 2011, Diane Poitras cherchait encore l’identité de sa mère biologique.

Si j’y reviens aujourd’hui, c’est que cette quête vient de connaître un dénouement heureux. À 70 ans, Diane Poitras a enfin le sentiment d’avoir fait la paix avec cette valise qu’elle a pu entrouvrir après plus de 25 ans d’efforts. « C’est comme une libération. Un sentiment de bien-être absolu. »

Née à Montréal en 1949, Diane Poitras, qui vit aujourd’hui à Lévis, a été séparée de sa mère au lendemain de sa naissance. Elle a été envoyée à la Crèche de la Réparation, à Pointe-aux-Trembles. Elle y est restée plus de quatre mois avant d’être adoptée par un couple affectueux de Gaspésiens.

« Celle qui vous sourira, c’est celle que le bon Dieu vous destinera », a dit la religieuse de l’orphelinat à ses parents adoptifs. Diane leur a souri. Ils l’ont prise dans leurs bras. Elle est repartie avec eux sur la banquette du train pour Matane et a eu la chance de grandir sous leur regard aimant.

PHOTO FOURNIE PAR DIANE POITRAS

Diane Poitras en 1949

Diane Poitras a fait sa vie. Une belle vie. Elle a enseigné. Elle a aimé. Elle s’est mariée. Elle est devenue mère. Puis grand-mère. Mais elle a longtemps eu le sentiment qu’il lui manquait quelque chose. Comme si on lui avait remis un livre dont on avait arraché le premier chapitre. « Je n’ai pas manqué d’amour. J’ai manqué de vérité. »

À l’âge adulte, Diane Poitras a donc entrepris des recherches pour connaître la vérité sur ses origines. Mais elle ignorait que cela prendrait plus de 25 ans de recherche et une bataille avec l’État pour enfin percer la culture du secret des dossiers d’adoption au Québec.

À 43 ans, Diane Poitras a appris que sa mère était une immigrante polonaise, venue d’Allemagne après la guerre. Un document obtenu du service d’adoption de la Direction de la protection de la jeunesse lui indique que sa mère était enceinte au moment de son arrivée à Montréal. Elle était célibataire, sympathique et intelligente. Elle avait les cheveux bruns, des yeux gris et une « physionomie agréable ». Elle parlait cinq langues et travaillait comme domestique pour une famille anglo-montréalaise. Mais encore ? Qui était-elle ? Quelle était son histoire ? Serait-il possible de la rencontrer ?

Pour le savoir, Diane Poitras a dû déposer une demande au Centre jeunesse de Montréal. Une travailleuse sociale a joint sa mère polonaise. « Votre fille aimerait vous rencontrer. »

Sa fille ? La mère était convaincue que sa fille n’était plus en vie. C’est ce qu’on disait à l’époque aux « filles-mères » qui avaient trop de peine au moment d’être séparées de leur bébé. Elle avait refait sa vie. Elle ne souhaitait pas se replonger dans ce passé enfoui.

Bien qu’elle ait trouvé ce refus douloureux, Diane Poitras n’en veut pas à sa mère biologique, morte en 2007. Mais elle estime qu’elle avait néanmoins le droit de connaître son identité et son histoire. Dès 1992, elle s’est mise à militer pour le droit aux origines des enfants adoptés.

L’an dernier, avec l’entrée en vigueur de la loi 113, qui empêche les adultes qui ont donné un enfant en adoption d’emporter leur secret dans la tombe, Diane Poitras a finalement obtenu le droit de connaître le nom de sa mère polonaise.

Le 18 juin 2018, le jour même de l’ouverture par Québec d’un guichet unique permettant aux enfants adoptés de percer le mystère de leurs racines, elle a envoyé sa demande par courrier express et recommandé dans l’espoir de guérir ce qu’elle appelle son « cancer des origines ».

Elle n’était visiblement pas la seule. Cette semaine-là, le ministère de la Santé et des Services sociaux a reçu 14 000 appels. Les huit fonctionnaires affectés à la tâche ont vite été débordés.

Quatre mois plus tard, le 18 octobre 2018 à 13 h 30, Diane Poitras a reçu un appel. « Nous avons le nom de votre mère biologique. »

Le cœur battant, elle a pris un papier et un crayon. Le fonctionnaire a épelé le nom : « Janina Szettusynska ». Elle l’a noté soigneusement, heureuse, émue. Mais elle n’était pas au bout de ses peines. En entreprenant des recherches, elle a vite constaté qu’on ne lui avait pas donné le bon nom. Ce patronyme, orthographié de cette façon, n’existe nulle part.

Diane Poitras était furieuse. Mais ce n’était pas une faute de frappe qui allait l’empêcher d’aller au bout de sa quête de vérité. En faisant d’autres recherches, elle a finalement obtenu le vrai nom de sa mère, des bribes de son histoire et une photo.

Elle s’appelait Janina Szeptuszynska. Elle a survécu aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Elle a habité cinq ans en Allemagne. Elle était enceinte lorsque son bateau, le Scythia, a accosté au Quai 21 du port d’Halifax, le 20 décembre 1948. Il y avait 1611 passagers à bord. Et une 1612e passagère clandestine, dans son ventre, qui un jour allait revenir sur ses pas.

PHOTOMONTAGE, PHOTOS FOURNIES PAR DIANE POITRAS ET LE MUSÉE CANADIEN DE L’IMMIGRATION DU QUAI 21

Le nom de la mère biologique de Diane Poitras figure sur la liste des passagers du bateau Scythia, qui est arrivé à Halifax le 20 décembre 1948.

Le 15 novembre dernier, pour boucler la boucle, Diane Poitras s’est rendue au Quai 21 à Halifax, qui est aujourd’hui le Musée canadien de l’immigration. On lui a remis la liste des passagers du Scythia qui ont déposé leurs espoirs à Halifax un jour de décembre 1948. À la ligne 790, on peut lire le nom de sa mère, Janina. On lui a raconté que certains immigrants, à leur arrivée, embrassaient le sol.

Sur une brique du mur d’honneur du Quai 21, Diane Poitras a fait graver une plaque avec le nom de sa mère et le sien, côte à côte.

Elle a lu un texte, qu’elle a laissé aux archives du musée, racontant l’histoire derrière cette brique commémorative — l’histoire d’une orpheline qui a découvert qu’elle était une passagère clandestine et qui a voulu rendre hommage à sa mère immigrante.

Une petite valise à la main, elle a marché sur la passerelle, à l’endroit même où sa mère polonaise a fait ses premiers pas au Canada. Dans la valise, elle a placé une photo d’elle, bébé, et celle de sa mère enfin retrouvée après bien des soupirs et des larmes d’orpheline.

PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE CANADIEN DE L’IMMIGRATION DU QUAI 21

Diane Poitras en compagnie de son mari, Rhéo Ladouceur

Ce jour-là, à Halifax, il ventait et il pleuvait. Mais dans le cœur de Diane Poitras, le soleil brillait comme jamais. Elle avait le sentiment de renaître. La responsable des communications du musée, Beatrice Houston-Gilfoy, a versé quelques larmes en la voyant s’avancer sur la passerelle de sa mémoire retrouvée. « Elle était vraiment heureuse. C’était beau de la voir se réapproprier l’histoire de sa mère. »

Sur le Quai 21, Diane Poitras a fixé les vagues grises en pensant à Janina, à son destin marqué par la douleur, la séparation et le courage. Elle a pensé à l’histoire de sa propre adoption, qui est aussi une histoire d’immigration. Et elle est rentrée à la maison l’âme en paix. Avec l’impression d’avoir enfin retrouvé sa place, auprès de sa mère, dans le premier chapitre de sa vie.