Dès que j’ai poussé la porte du Furco, j’ai su que les décibels auraient raison de moi. À l’intérieur du bar, des centaines de jeunes professionnels étaient réunis pour un cinq à sept. C’était la fièvre du « jeudredi soir » ! De jeunes femmes avaient délaissé la veste de leur tailleur pour se donner un look plus relaxe. Des gars exposaient leur torse (durement travaillé au gym) dans une chemise ajustée. Et tout ce beau monde discutait fort.

En fait, discuter est un grand mot. Tout le monde hurlait tellement la musique était forte. Mes amis et moi avons enfilé un verre à toute vitesse. Comme nous maîtrisons mal le langage des signes, encore moins bien le code Morse, nous avons pris la poudre d’escampette pour trouver un endroit plus tranquille.

C’est le moment de me traiter de dinosaure !

En fait, j’ai rarement la chance de voir ces amis et j’avais envie de leur parler. Je veux dire, de vraiment leur parler. Alors on a jasé de tout et de rien. On a surtout rigolé de tout et de rien. Le premier point à l’ordre du jour fut celui… des bars. Que se passe-t-il actuellement dans ce merveilleux monde ?

PHOTO FREDERIC MATTE, ARCHIVES LE SOLEIL

En septembre dernier, les gens de Québec apprenaient avec stupeur la fermeture du Maurice Nightclub.

Il paraît que les bars du Québec en arrachent. Des chiffres publiés récemment par la Régie des alcools, des courses et des jeux font état d’une situation en apparence alarmante.

Le nombre de permis délivrés pour des bars, des brasseries, des tavernes et des boîtes de nuit est passé de 8387, en 2017-2018, à 6474, en 2018-2019. On parle d’une diminution de 23 % en un an.

Quand on regarde cela, c’est sûr que c’est inquiétant. Régulièrement, les médias parlent de fermetures d’« institutions » québécoises. En septembre dernier, les gens de Québec ont appris avec stupeur la fermeture du Maurice Nightclub. À Montréal, le Village gai, qui a longtemps été le cœur du nightlife, a pris des allures de banlieue.

En France, un nombre incalculable de reportages ont été faits au cours des derniers mois sur l’hécatombe qui frappe les bars de l’Hexagone. Alors que la France possédait 4000 boîtes de nuit dans les années 80, seulement 2000 survivent aujourd’hui. Bref, nous assistons à la mort des discothèques.

Discothèque ! Oui, je sais, ce mot est désuet. Il rappelle l’époque du Lime Light et du Studio 54, il sent le fixatif et le parfum Polo Ralph Lauren (le flacon vert). Mais c’est de cela qu’on parle, de la fin des fameuses discothèques ou, si vous préférez, de ces endroits qui accueillent les oiseaux de nuit qui ont envie de danser après minuit. Ces endroits qui ont enflammé plusieurs générations sont en train de disparaître un à un.

Pendant des décennies, le scénario fut le même : on consacrait la soirée entière à se préparer, à gagner du temps, à patienter avant de se diriger à six dans un taxi, habillés de vêtements inflammables, vers ces lieux où les DJ étaient rois. La soirée commençait à minuit (arriver dans une discothèque avant minuit nous menait tout droit vers la guillotine) et se terminait tard, très tard.

Or, les temps ont changé. Les habitudes aussi. Les gens n’ont plus envie d’« attendre » que le plaisir arrive. Ils le font commencer plus tôt. Les cinq à sept (devenus des quatre à huit) sont extrêmement populaires. Les gens s’y retrouvent pour socialiser et, évidemment, pour draguer.

Les applications de rencontres (Tindr, Grindr, Happn, Hornet, etc.) pour hétéros ou gais sont souvent montrées du doigt quand on aborde la question de la crise des bars. Oui, elles jouent un rôle fort utile pour ceux qui veulent dégainer rapidement, mais il faut faire attention avant de les rendre responsables de tous les maux de la terre.

Il y a aussi un autre facteur qui explique la mort des discothèques : les gens, les jeunes comme les plus vieux, aiment par-dessus tout se retrouver en petits groupes dans des fêtes privées. Ils font alors ce que j’ai fait l’autre soir avec mes amis : ils parlent. Cela a quelque chose de rassurant, avouez-le.

Les bars de fin de soirée ont la vie difficile, mais pour le reste, ça ne va pas trop mal. Comme dans beaucoup de domaines, ce secteur vit une grande transformation. Si les bars de fin de soirée ne marchent plus comme avant, les restaurants-bars ont le vent dans les voiles.

« Les gens veulent pouvoir commencer leur soirée tôt, manger entre amis et danser plus tard, tout cela au même endroit, m’a dit Peter Sergakis, président de l’Union des tenanciers de bars du Québec. C’est ça qui se passe actuellement. » Cet avis est entièrement partagé par Renaud Poulin, directeur général de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec (CPBBTQ).

Ces deux observateurs de la vie nocturne ont raison, les restos-bars, riches en ambiance, sont très populaires. Je pense au Rouge Gorge, avenue du Mont-Royal. L’endroit est très fréquenté lors des cinq à sept. Si tu as envie d’une bouchée, il est possible de manger. Et si plus tard tu as envie de te trémousser un peu, c’est aussi possible.

Cette mutation est sans doute normale. Mais elle est difficile à traverser pour plusieurs propriétaires de bars. C’est pourquoi la CPBBTQ est en train de produire un document qui sera présenté au début de l’année prochaine au gouvernement. Le but est de sensibiliser les élus à la précarité de cette industrie.

« Les gens se couchent plus tôt », m’a aussi dit Peter Sergakis. Ça, c’est un truc qui me surprend et que j’ai du mal à expliquer. Montréal a toujours été réputée pour être une ville de nuit. Serait-elle en train de perdre ce statut ?

C’est Jacques Normand, l’interprète des Nuits de Montréal, qui serait déçu.

Jacques qui ?

Là, vous pouvez me traiter de dinosaure !