« Voyez pour l’avenir. Pour moi, c’est fini. »

C’était à la fin août. Roger Taillibert était à l’hôpital, à Paris. Il parlait avec un vieux complice québécois, François Godbout.

En plus de passer ses étés à Saint-Sauveur depuis 45 ans, il suivait le dossier de « son » stade avec une passion maniaque. Aucun détail, aucun développement ne lui était étranger, et pour parler du stade, on pouvait le joindre en tout temps, sur tous les continents. Vous écriviez un entrefilet dans le journal sur le stade, Roger Taillibert vous appelait.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

L’architecte français Roger Taillibert, père du Stade olympique de Montréal, s’est éteint hier à l’âge de 93 ans.

« Il avait trois passions : l’architecture, le sport et le téléphone », dit Godbout, avec affection.

Mais ce jour-là, si le vieil artiste déposait son crayon, le combattant rompu ne déposait pas les armes ; il passait le relais.

« Voyez pour l’avenir. Pour moi, c’est fini… »

« Ça m’a tellement frappé, j’ai noté ses paroles. »

Quelques jours plus tôt, il me disait avec passion que Montréal devait absolument se battre pour avoir les championnats du monde de basketball.

François Godbout

« Le soccer, le basket, l’athlétisme : pour lui, c’étaient les vrais sports. Il riait de moi et de mon tennis, un sport de bourgeois, disait-il. »

Mais ce jour-là, le ton avait changé.

« Voyez pour l’avenir. Pour moi, c’est fini… »

***

Arrêtons-nous aux mots. Juste aux mots.

Voyez…

Voyez ce stade aux courbes élégantes. On le voit en descendant Mont-Royal, il surgit comme un joyau fantomatique en hiver, il nous surprend d’un peu partout, mais on ne le regarde plus.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le Stade olympique de Montréal, conçu par Roger Taillibert

Pour l’avenir…

C’était un stade pour un autre siècle, c’était une œuvre pas de son temps. C’était aussi, quiconque lui a parlé le moindrement le sait, un ouvrage pour la jeunesse d’aujourd’hui et celle de demain. Il en parlait sans cesse, de cette jeunesse.

« Voyez pour l’avenir », c’est énorme comme message, c’est comme une douce injonction : prenez soin du futur. Car, bien entendu, c’était un stade futuriste dans sa conception comme dans ce qu’il y projetait.

***

Roger Taillibert a été le bouc émissaire de toutes les corruptions, de toutes les déviances et de toutes les incompétences olympiques.

Il avait été choisi sans appel d’offres par le maire Jean Drapeau lui-même, qui voulait un ouvrage mémorable, grandiose… Montréalais, en somme.

Sans appel d’offres, car ce n’était ni le style de Jean Drapeau ni l’époque vraiment. Non seulement sans appel d’offres, mais sans contrat. Une simple résolution du conseil municipal avait réglé le dossier.

Roger Taillibert n’était pas un quidam. Il venait de concevoir le Parc des Princes, ouvrage spectaculaire construit à bon prix. Sa réputation était impeccable. Ses techniques d’utilisation du béton étaient d’avant-garde – par rapport à l’acier.

Mais quand le juge Albert Malouf a fait enquête sur le « scandale olympique » et les dépassements de coûts, il a commencé l’énumération de ses blâmes par ces paroles fameuses où il est question de l’irresponsabilité de la Ville de Montréal et « dans le choix d’un concept inédit, grandiose et complexe et dans le choix d’un architecte étranger ».

Un « architecte étranger »… Fallait-il voir petit pour dénoncer la présence d’un « architecte étranger »…

Quant au concept, il a eu le dos large. C’est une époque où la crise du pétrole (1973) faisait exploser les prix et les salaires. Le gouvernement fédéral avait même fait adopter une illusoire loi « anti-inflation » pour limiter l’augmentation des salaires. Les camions de béton entraient deux, trois, quatre fois sur le chantier avec le même chargement. Des donneurs de contrats se sont fait construire des chalets. Des politiciens municipaux ont été condamnés, des entrepreneurs ont eu les deux mains dedans, sans parler de la FTQ Construction et des quelques bandits qui en contrôlaient les destinées.

Mais il fallait comme dans la Bible ce bouc, cet étranger, qu’on allait charger de tous les péchés du Québec, et qu’on allait envoyer dans le désert. Ce fut Rogert Taillibert.

C’est une injustice qui n’a jamais été vraiment réparée.

***

En 1975, le chantier était tellement en retard que Québec a décrété une tutelle, créé la Régie des installations olympiques (RIO) et sorti du dossier la Ville de Montréal, dépassée par les événements. Taillibert a été blâmé pour des plans trop compliqués. Lavalin a pris le contrôle et, dans l’urgence, refait le concept. Pensez que les Jeux olympiques ont eu lieu dans un stade terminé de justesse, sans mât…

Une fois les Jeux finis, Taillibert a tenté de se faire payer… mais il était considéré comme un pestiféré. On le blâmait pour l’explosion des coûts. Et… il n’avait pas de contrat ! Ça posait un certain défi juridique, que le juge Charles Gonthier a finalement résolu avec la théorie de « l’enrichissement sans cause » : la RIO avait un stade dessiné par un architecte, il devait être payé.

Il y eut bien d’autres péripéties. Je me souviens avoir écrit en 1993 sur un autre règlement pour les dessins du mât.

Mais s’il a été payé, et bien payé, il est toujours demeuré meurtri par le détournement de son concept.

Son stade avait un toit rétractable. Il laissait entrer le soleil. Ce toit fixe, qui se déchire, c’était une cicatrice sur son œuvre.

Alors, chaque fois qu’un projet de toit ouvrant a refait surface au fil des ans, Roger Taillibert est monté au créneau. C’est un stade de sport, le soleil doit y pénétrer, pour qu’on y coure des 100 mètres, des 1500 mètres, qu’on y joue de grands matchs de soccer internationaux…

On dira : il défendait son héritage, son œuvre. Sans doute, et il n’y a rien de mal là-dedans. Mais il y a beaucoup plus. Il défendait aussi notre héritage social, sportif, culturel, artistique. C’était un grand amoureux du Québec et de Montréal, qui ne lui ont pas rendu justice.

Voyez pour l’avenir…