La publicité occupait une pleine page du quotidien français Le Figaro jeudi. On y voyait trois adolescentes en train de se pomponner et de se prendre en égoportrait devant un miroir. «  C’est juste un selfie, disait la réclame. Et si les garçons le voient aussi, c’est pas grave. Et les copains des copains des garçons ? Ceux avec qui on n’a pas forcément envie de partager ce moment. C’est juste un selfie, un petit moment intime et sympa. Qui devrait toujours rester intime et sympa. »

Cette publicité a attiré mon attention, car c’était la première fois que je voyais dans un média grand public une publicité sensibilisant à ce point les jeunes aux risques de dérapages sur les réseaux sociaux. J’ai lu des articles sur le sujet, j’ai vu des avertissements et des mises en garde de la part des entreprises de réseaux sociaux, mais une publicité de la sorte, jamais. 

Elle renvoyait au site Bien vivre le digital. Je suis allé le voir. On y trouve des reportages, des vidéos et des rubriques qui, une fois réunis, deviennent une sorte de gros guide du savoir-vivre en matière de réseaux sociaux et d’utilisation des appareils numériques. C’est très bien fait, pas du tout gnan-gnan. 

IMAGE TIRÉE DE L'INTERNET

La publicité d'Orange sur les risques de dérapages sur les réseaux sociaux

Les experts interviewés sont solides, francs et clairs. «  Un enfant n’a pas besoin d’un téléphone qui a un lien avec internet, déclare avec aplomb Justine Atlan, directrice générale de l’Association e-Enfance. Un enfant n’a rien à faire sur un réseau social avant l’âge de 13 ans. Donc, théoriquement, il ne devrait pas avoir un smartphone avant cet âge-là.  »

Ce qui m’a franchement étonné, c’est que ce site est géré par Orange, importante société de télécommunications française qui gagne des milliards en vendant des forfaits pour les mobiles et d’autres appareils. Il faudrait être dupe pour ne pas voir l’habile opération marketing qui se cache derrière ce concept. 

Il faut savoir qu’Orange porte en elle les vestiges de France Télécom, une entreprise dont l’image a sérieusement été écorchée à la suite d’une vague de suicides qui a eu lieu à la fin des années 2000. Sept de ses anciens dirigeants ont récemment connu un procès pour «  harcèlement moral  ». Les conclusions seront connues en décembre prochain. Orange a une grosse côte à remonter.

Il n’y a aucun doute que ce géant français tente en ce moment de se refaire une image lisse et belle. Et pour y parvenir, il n’hésite pas à faire le travail que les ministères responsables des affaires sociales ou les grandes entreprises de réseaux sociaux n’osent pas faire en ce moment.

Par l’intermédiaire du site Bien vivre avec le digital et ses différentes campagnes publicitaires, Orange dit : achetez nos produits, plongez dans l’univers du numérique, mais soyez responsables. Ne jouez pas aux imbéciles sur les réseaux sociaux, posez un regard vigilant sur les habitudes de vos enfants et, surtout, ne devenez pas un esclave des nouvelles technologies.

Voulez-vous un exemple du ton adopté par Orange pour parler aux parents d’un ado nouvellement propriétaire d’un cellulaire ?

On a aussi créé la liste des 10 commandements de l’utilisateur des réseaux sociaux et du portable. Parmi ceux-ci, on retrouve : 

Tu ne feras pas en ligne ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse en vrai.

Tu n’écriras pas de commentaires haineux caché derrière un pseudo.

Tu feras la différence entre un ami et quelqu’un qui met des likes sous tes photos.

Tu oublieras ton portable régulièrement (on survit très bien).

Tu ne sortiras pas ton portable lors des repas.

Tu ne feras pas semblant que pour toi «  c’est pour le boulot ».

On en est là ! À créer un guide de bienséance à l’intention des adultes qui ne savent pas faire un bon usage de ce petit bidule électronique. Si Marguerite du Coffre ou Nadine de Rothschild, ces dinosaures de l’étiquette, devaient pondre un nouveau guide de leurs conseils, sans doute qu’elles incluraient ces consignes. Et moi, j’ajouterais à cette liste : «  Tu ne beugleras pas dans ton téléphone lorsque tu seras dans le métro.  » 

Donc, après une campagne sur l’usage du portable au volant, une deuxième sur l’utilisation des téléphones intelligents par les enfants et une troisième sur l’hameçonnage (on a créé une fausse publicité promettant un «  forfait illimité 6G pendant 100 ans  »), voilà qu’Orange plonge à fond dans une opération pour aider les citoyens à vivre dans l’univers du numérique.

Le but de cette campagne est de faire en sorte que les gens lèvent la tête de leur mobile et réalisent que la cyberdépendance les déconnecte de la réalité sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est ça, la nature de ces messages. Aussi simple, aussi banal que cela.

J’ai hâte qu’une telle opération soit menée chez nous avec autant de panache. C’est pourquoi j’ai voulu savoir si des entreprises comme Bell ou Rogers pourraient être tentées d’imiter Orange. « Malheureusement, nous n’avons pas de renseignements à communiquer à l’heure actuelle à propos d’initiatives que nous pourrions ou non soutenir », m’a prudemment écrit Caroline Phémius, directrice des affaires publiques chez Rogers.

Chez Bell, on m’a simplement dit que l’entreprise est l’un des membres fondateurs du Centre canadien de protection de l’enfance et qu’elle appuie leurs différents programmes dont Aidezmoisvp.ca et TeFaisPasSextorquer.ca, spécialement conçus pour aider les adolescents à demeurer prudents en ligne.

Mais qui, au Québec, osera maîtriser avec plus de force le cheval de Troie que nous avons laissé entrer ? Je me le demande. En tout cas, il faudrait que ce geste soit d’une grande ampleur, qu’il suscite une prise de conscience collective (on aime ça, au Québec, les trucs collectifs). 

Je ne sais pas d’où viendra ce geste. Mais je me dis qu’il est de plus en plus urgent de le faire. On a réellement besoin de lever la tête.