Il faudrait que j’aie bu beaucoup, beaucoup (trop) de vin pour balancer les bouteilles vides aux poubelles.

Vous aussi, sans doute. Jamais il ne viendrait à un esprit sobre de commettre un tel péché environnemental.

C’est un rituel au Québec ; depuis des années, on rince religieusement les bouteilles avant de les mettre au recyclage.

On apporte notre contribution. Ça nous donne bonne conscience.

Mais depuis des années, c’est à peu près tout ce que ça donne.

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On le sait, l’industrie du recyclage est en crise au Québec.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

« Les Québécois sont massivement en faveur de l’élargissement de la consigne aux bouteilles de vin, qui comptent pour la moitié du verre qu’ils mettent dans leurs bacs », note notre chroniqueuse. 

Oh, bien sûr, on continue à apporter notre contribution. Consciencieusement : 90 % des bouteilles et autres contenants de verre prennent le chemin des centres de tri. Les Québécois sont les champions de la récupération.

Mais réalise-t-on que les deux tiers des bouteilles qu’on met au bac vert finiront au dépotoir ?

Autrement dit, on aurait tout aussi bien pu jeter deux bouteilles sur trois aux vidanges ; le résultat aurait été le même…

Réalise-t-on, aussi, que la troisième bouteille ne sera pas réellement recyclée, parce qu’elle aura été ruinée par toutes sortes de contaminants dans notre système de collecte sélective en faillite ?

Elle sera broyée pour servir dans la fabrication de ciment, de laine isolante ou encore de filtres à piscine.

Mais elle ne sera jamais réutilisée comme le sont les bouteilles de bière ; elle ne sera jamais fondue et remoulée en un nouveau contenant de verre. Trop contaminée.

Le Québec peut continuer à se péter les bretelles sur ses excellents taux de récupération, mais la déconcertante réalité, c’est qu’aucune bouteille n’a encore été recyclée dans la province. Pas une seule. Jamais.

Établie à Montréal, l’unique fonderie de verre du Québec, Owens-Illinois, est forcée d’importer des bouteilles de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick et d’États américains pour faire fonctionner son usine.

Pour fondre des bouteilles, il lui faut du verre pur.

Pour avoir du verre pur, il lui faut des bouteilles propres.

Et pour que les bouteilles soient propres, il n’y a pas 36 solutions : elles doivent sortir du bac vert.

Elles doivent être consignées.

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À jeter pêle-mêle au recyclage nos pots de cornichons, nos conserves et nos boîtes à chaussures, à voir les camions verts avaler le tout sans ménagement, à entendre le bruit du verre brisé à chaque chargement, nous aurions dû avoir des doutes sur l’efficacité de notre cueillette sélective.

On a préféré fermer les yeux.

Trop longtemps, on s’est complu dans ce système, se désole Karel Ménard, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets.

« Tant qu’on récupérait de grosses quantités, on était contents, dit-il. On n’a jamais voulu trop savoir ce qui se passe une fois que la matière est envoyée au centre de tri. »

Ce qui se passe, c’est une catastrophe.

Après avoir trempé dans la grande soupe du recyclage québécois, il n’y a pas que le verre qui soit détérioré à en devenir presque irrécupérable. Le carton et le papier sont également contaminés – au point d’être, eux aussi, refusés par les usines de recyclage de papier.

Nos matières récupérées ont si peu de valeur que la Chine a fini par les refuser. Ses voisins ont levé le nez, eux aussi. D’où la crise actuelle, puisque tout le système reposait sur l’exportation vers des pays asiatiques peu regardants.

Depuis, des tonnes de déchets s’accumulent inutilement dans les dépotoirs.

La solution à ce gaspillage est pourtant d’une simplicité à faire peur : il faut mettre un terme à la contamination. Trier à la source. Sortir le verre du bac.

Consigner les foutues bouteilles.

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Ça fait plus de 20 ans qu’on en parle.

La tendance mondiale est à la consigne.

En Europe, il y a longtemps que les dépôts à verre font partie du paysage urbain de plusieurs pays.

Au Canada, seuls le Québec et le Manitoba n’ont pas encore instauré un système généralisé de consignation des bouteilles. L’Ontario le fait depuis déjà 11 ans ; son taux de recyclage du verre frise les 85 %.

Ici, la consigne s’applique aux bouteilles de bière – et ça fonctionne à merveille.

Les Québécois sont massivement en faveur de l’élargissement de la consigne aux bouteilles de vin, qui comptent pour la moitié du verre qu’ils mettent dans leurs bacs.

Des groupes écolos, des villes et des syndicats réclament la consigne à grands cris. Ils se rendent bien compte que le système actuel est un désastre.

Alors, qu’est-ce qu’on attend ?

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Le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, a le pouvoir de sortir le Québec de ce honteux pétrin.

Mais, dans les coulisses de la commission parlementaire qui se tient cette semaine à Québec, le lobby des marchands travaille d’arrache-pied pour convaincre le ministre de ne pas instaurer la consigne.

Selon un décompte de Québec solidaire, pas moins de 240 personnes se sont inscrites au registre des lobbyistes pour tenter d’influencer le gouvernement.

Les représentants de l’industrie assurent que l’instauration de la consigne est inutile ; qu’ils ont trouvé une solution miracle pour recycler 100 % du verre ; qu’il suffit d’améliorer le tri des matières premières grâce à une technologie révolutionnaire, moyennant quelques millions…

Ils nous ont déjà fait le coup. En 2015, ils avaient poussé le ministre libéral de l’Environnement de l’époque, David Heurtel, à reculer sur la consigne. Mais les solutions qu’ils avaient fait miroiter ne se sont jamais concrétisées.

L’heure n’est plus aux promesses creuses.

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La Société des alcools du Québec (SAQ) a surpris tout le monde, lundi, en ouvrant – timidement – la porte à la consigne des bouteilles de vin et de spiritueux.

Elle y avait toujours été férocement opposée.

Pendant des années, la SAQ a considéré la consigne comme « une maladie grave », a confié l’ex-PDG Gaétan Frigon à mon collègue Raphaël Pirro. Elle craignait les « bibittes » et le manque d’espace pour entreposer 200 millions de bouteilles vides par année.

Il semble que la SAQ ait enfin vaincu sa peur des bibittes… mais pas celle du manque d’espace. Ses 404 succursales n’ont absolument pas les moyens de récupérer les bouteilles, a tranché sa PDG, Catherine Dagenais.

Autrement dit, la SAQ s’en lave les mains. Encore.

Elle paie des millions pour financer notre système défaillant de collecte sélective. Comme nous, elle se donne bonne conscience. Elle récupère… en sachant pertinemment que ça ne fonctionne pas.

Chaque année, la SAQ remet plus de 1 milliard de dollars en dividende au gouvernement du Québec. Il me semble qu’avec un tel magot, elle a amplement les moyens de gérer un système de consignation efficace.

Il faudra y mettre la volonté politique, bien sûr. Mais il est plus que temps que la SAQ prenne ses responsabilités environnementales – et passe enfin à l’action.

Si une société d’État ne le fait pas, qui le fera ?