Julie Branchaud ne rigole pas avec les allergies alimentaires. Normal : deux de ses trois enfants risquent la mort à la moindre bouchée de noix, d’arachide, de sésame, de poisson ou de kiwi.

Il y a de quoi être zélé, voire un brin maniaque.

En février, la famille a été invitée à une réception de mariage dans une auberge cinq étoiles, en Estrie.

Trois semaines avant la réception, Julie Branchaud a contacté l’auberge pour les aviser des allergies dont souffrent ses enfants. On lui a assuré qu’on en informerait les cuisines.

Le soir même, dès son arrivée au restaurant, elle a tendu au serveur un bout de papier : la liste des allergènes proscrits.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Julie Branchaud et sa fille Alice Bourassa

Elle ne s’inquiétait pas outre mesure pour ses enfants, entraînés depuis leur plus jeune âge à s’enquérir des ingrédients des plats qu’ils commandent… puis à vérifier à nouveau lorsque le serveur pose les plats en question devant eux.

Ce soir-là, le serveur semblait même un peu agacé par l’insistance de son aînée, Alice. Par trois fois, l’adolescente lui a demandé si le gâteau contenait des noix. Par trois fois, il lui a répété que non, après s’en être assuré aux cuisines.

Alice a pris une toute petite bouchée. En quelques secondes, ses lèvres se sont mises à enfler. Sa langue aussi. Sa gorge piquait. Elle avait du mal à respirer.

La famille a quitté la réception en catastrophe – mais pas l’auberge. « On était dans le fond du bois, il y avait de la pluie verglaçante, dit Mme Branchaud. On n’a pas dormi. On s’est entassés dans une chambre et on a observé Alice toute la nuit. »

Le lendemain, le maître pâtissier lui a juré que le gâteau était bel et bien exempt de noix.

Et puis, tout d’un coup, il a réalisé que la recette avait changé et contenait désormais… du chocolat praliné.

Il lui a dit qu’il était désolé, avant de tourner les talons et de disparaître en cuisine.

Julie Branchaud était bouche bée. Tellement sonnée qu’elle a acquitté la note — très salée — du séjour sans faire de scène. L’auberge lui a tout facturé, même la chambre non utilisée.

Même le gâteau qui a failli tuer sa fille.

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C’était la première fois qu’Alice subissait un choc anaphylactique.

Ce n’était pas la dernière.

En juin, la famille décide de célébrer la fête des Pères dans un restaurant gastronomique du centre-ville de Montréal.

En réservant en ligne, Julie Branchaud inscrit les allergies dont souffre chacun de ses enfants. Sur place, on leur fait remplir un formulaire, dans lequel ils doivent énumérer à nouveau les aliments auxquels ils sont allergiques.

« Le serveur se présente, il reprend les allergies en note, raconte Julie Branchaud. On se sent en confiance. On prend le menu découverte. »

Le repas à peine entamé, les lèvres d’Alice commencent à enfler. Sa gorge pique. Elle a mal au cœur. Elle se rue dans les toilettes avec sa mère, qui lui plante une aiguille d’EpiPen dans la cuisse.

La soirée se termine aux urgences.

« Au restaurant, ils ont été très attentionnés. Alice frissonnait ; une serveuse lui a prêté sa veste. Mon mari a voulu régler la note, ils ont dit : “Oubliez ça.” Ils nous ont même appelés le lendemain pour prendre des nouvelles. »

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Deux restaurants, deux réactions aux antipodes. Mais chaque fois, une vie en péril – et ce n’est pas pour avoir manqué de prudence. Au contraire, la famille a été hypervigilante.

Ça brise la confiance. On se disait que des établissements de ce genre devaient avoir des protocoles en place. Clairement, non. Ça nous a fait peur.

Julie Branchaud

Elle n’a jamais été du genre à exiger que les enfants des autres cessent de mettre du poisson dans leurs lunchs, à l’école. « On ne va pas arrêter le monde de tourner. »

Seulement, elle se demande si ses enfants ne sont pas condamnés à manger chez St-Hubert pour le reste de leur vie.

Elle n’est sans doute pas la seule : 300 000 Québécois souffrent d’allergies alimentaires. Chez les jeunes, le phénomène a augmenté de 18 % en dix ans, selon Allergies Québec.

« Il y a de plus en plus de jeunes qui auront des demandes au restaurant, prédit Julie Branchaud. Pas simplement : je ne veux pas de viande, de ci ou de ça. Ce n’est pas un caprice. Ce n’est pas un choix. C’est une raison médicale. »

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Cela dit, des caprices, il y en a. À la pelle.

Pour les restaurateurs, c’est devenu une plaie.

« C’est un énorme problème », confie le propriétaire du restaurant de Montréal où Alice a subi un choc anaphylactique. En près de 20 ans d’existence, c’était la première fois qu’un tel incident se produisait dans son établissement.

De faux allergiques, par contre, le restaurant en est plein.

Chaque soir, le personnel se noie dans les demandes spéciales de clients. Des requêtes qui seraient presque drôles si elles ne grugeaient pas autant d’énergie.

« Hier soir encore, une dame nous a avertis qu’elle était intolérante au gluten. Il y en avait dans une entrée. Elle nous a dit : “Pour ce plat-là, c’est correct” », s’indigne le propriétaire.

« J’en ai de toutes sortes, ça en devient ridicule. Par exemple, une allergie à la peau de poulet. Le client prend un blanc de volaille, sans peau. Et il ne faut pas qu’il y ait eu de contact entre les deux ! »

Ceux qui ont travaillé en cuisine — ou qui ont lu Le plongeur — savent à quel point les périodes de rush peuvent être intenses. Imaginez quand les cuisiniers doivent en plus éviter la contamination croisée d’un nombre sans cesse plus élevé de produits, rejetés par les clients au gré des modes ou de leurs lubies…

Inévitablement, ce sont les vrais allergiques, comme Alice, qui risquent d’en faire les frais.

***

Lorsque Julie Branchaud est rentrée chez elle, après son séjour désastreux en Estrie, le choc a fait place à la colère. Elle a écrit une lettre au propriétaire de l’auberge.

Des semaines plus tard, en faisant sa comptabilité, elle s’est aperçue que son séjour lui avait été remboursé. « Je n’ai pas eu d’appel, pas d’excuses, rien. Comme s’ils ne voulaient pas se mouiller ou reconnaître un tort. »

Les restaurateurs sont encore sous le choc de « l’affaire du tartare saumon ». En mai 2016, un serveur de Sherbrooke a été arrêté pour avoir servi ce plat, plutôt qu’un tartare de bœuf, à un client gravement allergique au poisson.

Bien qu’aucune accusation n’ait finalement été retenue contre le serveur, l’affaire a ébranlé à peu près tout ce que le Québec compte de travailleurs en restauration.

Non seulement ils risquaient une poursuite, mais la police pouvait désormais débarquer dans leurs cuisines et les accuser de négligence criminelle !

Depuis, quelques restaurateurs refusent de servir des clients allergiques. D’autres, plus nombreux, tentent de se prémunir en déclinant toute responsabilité en cas de crise.

Ça non plus, ça n’aide pas la cause des vrais allergiques.

« Même à l’école, si je veux acheter un dessert, on me dit qu’on ne peut rien me garantir, dit Alice. C’est à moi de voir si je veux prendre le risque. Je joue à pile ou face. »

Sa mère parle plutôt de roulette russe.